En tant qu’agricultrice, qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer en apiculture ?
Quand on a travaillé toute sa vie dans le monde agricole, il est impossible de s’arrêter de travailler. L’apiculture m’a permis de préparer l’avenir c’est-à-dire ma « retraite ». Avec Guy, mon mari, nous avions une ferme de 50 hectares en production de viande et de lait. J’ai toujours été habituée à gérer plusieurs choses à la fois. Tant que je travaillais, j’intercalais l’apiculture dans le rythme agricole. J’ai commencé avec peu de ruches et j’ai progressivement augmenté le nombre de ruches en même temps qu’augmentait ma disponibilité.
Est-ce que la pratique apicole a exercé un changement sur votre métier ?
Je ne recommencerais plus l’agriculture comme on l’a fait. J’aurais moins de vaches à l’hectare, je serais en autoproduction de fourrage, je limiterais mes dépendances et je serais en bio. Sans le moindre doute. Les abeilles m’ont permis de voir ce que je ne percevais pas. Nous faisions tout simplement ce qu’on nous disait de faire, sans réfléchir aux conséquences sur notre milieu.
Qui est le « on » dont vous parlez ?
(Réflexion). C’est le progrès. Il a fallu toujours plus, plus, plus…. Plus de produits, plus de normes, etc. L’agriculture de nos 20 ans a aujourd’hui disparu. L’agriculteur actuel est sous pression comme l’ensemble de la société. Il y a un stress incroyable généré par des contraintes : respecter les quotas, les prix du marché, l’influence saisonnière, les aléas climatiques. On se spécialise et par conséquent on se déconnecte, on prend plus de risques, on a plus de pertes, etc. La course au « toujours plus » dégrade le métier et quand on y réfléchit, on a moins.
Selon vous, l’apiculture peut-elle être un moyen de faire changer le monde agricole ?
L’apiculture m’a permis de prendre conscience de l’importance de l’environnement. On a beaucoup saccagé, aidé par les incitants financiers des politiques agricoles. Je pense au remembrement qui a plutôt été un démembrement de l’écosystème. Ici, dans la région de Bastogne, on a la chance d’avoir le Parc Naturel de la Haute-Sûre. C’est une équipe jeune qui fait un superbe travail en partenariat avec les agriculteurs.
Pensez-vous que devenir apiculteur permettrait aux agriculteurs d’ouvrir leur conscience ? Est-ce possible dans l’état actuel des choses ?
Pour être apiculteur, il faudrait pouvoir libérer du temps. Les journées des agriculteurs sont déjà tellement remplies que ce n’est pas réaliste. C’est dommage parce que cela serait une activité idéale pour des agriculteurs sous pression : c’est relaxant, c’est à l’extérieur. Dans un rucher, on ne voit pas l’heure passer. C’est une séance de relaxation naturelle quand on en a besoin. Le rucher est un lieu de repos et de sérénité. Ce serait bien utile aux agriculteurs mais ils ne peuvent pas l’envisager.
Comment faire alors pour que les apiculteurs entrent en contact avec les agriculteurs ?
Pour ce qui est des problèmes de pulvérisation, comme nous sommes du métier, c’est évidemment plus facile de discuter avec les voisins agriculteurs. On y va avec un pot de miel, gentiment, et on leur explique pourquoi certaines pratiques peuvent nous faire perdre nos abeilles. Et alors il faut pouvoir entendre ce qu’ils disent. J’ai entendu : « les apiculteurs gagnent de l’argent sur les champs des agriculteurs » ! Contrairement aux agriculteurs, les apiculteurs ne doivent pas investir dans du foncier. Etc. Il faut pouvoir, sans s’énerver, écouter leur point de vue pour pouvoir faire comprendre celui de l’apiculteur, pour parler d’échange et pas de compétition.
Quel moyen de communication serait idéal pour entrer en contact avec les agriculteurs ?
C’est toujours plus efficace de vive voix. Les abeilles sont loin de leur réalité. Quand on leur explique directement tous les bienfaits des abeilles et de leurs produits, ils réfléchissent quand même. Un voisin qui semait du trèfle blanc m’a dit : « T’as vu Joce, j’ai pensé à tes abeilles ! ». Il faut d’abord donner pour recevoir. Il faut être bienveillant et ouvert. C’est plus facile d’avoir l’expérience de l’agriculture pour entamer le dialogue parce qu’on connait les contraintes qui pèsent sur les agriculteurs.
Mais le problème c’est qu’il y a peu d’apiculteurs-agriculteurs…
En Belgique il y en a mais peu, en effet. Il faudrait des cours d’apiculture donnés par des agriculteurs-apiculteurs dans les écoles d’agriculture. Je crois que ce serait une bonne porte d’accès aux préoccupations environnementales à la source. Pour moi, la qualité de l’environnement est devenue la première chose qui compte. Notre jardin est fait sans pesticides depuis 20 ans. C’est possible de produire de la nourriture sainement. Il faut simplement apprendre ou réapprendre d’autres méthodes. Il faut penser à la vitalité de la terre.
Vous tournez décidément votre apiculture vers les autres. Vos voisins agriculteurs mais aussi les élèves du rucher école, les autres apiculteurs de la Province de Luxembourg, les apicultures du Sud aussi. J’ai entendu parler de votre projet en Afrique…
Oui. Je milite dans l’association luxembourgeoise « Solidarité Afrique » qui travaille avec une communauté du Burkina Faso. Je continue en tant que conseillère pour les apiculteurs qui ont été formés là-bas. Nous avons pu construire une école, un potager de 10 ares pour nourrir les enfants, un puit pour leur fournir l’eau et un rucher de 10 ruches. Nous avons été confrontés à des problèmes liés au terrain : le rucher ne pouvait pas être trop près de l’école pour des raisons de sécurité, les abeilles devaient pouvoir s’abreuver, il fallait remplacer les ruches en paille traditionnelle par des ruches kenyanes auto-construites pour éviter que les ruches ne soient passées par le feu pour récupérer les gâteaux de miel. Le projet a récemment permis d’acheter du bois et des outils. Des feuilles d’alu sont aussi récupérées dans une imprimerie de Ouagadougou. Ce sont surtout les femmes qui s’occupent d’apiculture. Ce sont elles que nous formons. Elles pressent le miel manuellement, le filtrent à l’étamine et le stockent dans tout type de récipients. La consommation est rapide. Ils ont deux grandes miellées et une plus petite avant la période de sécheresse. Chez eux, c’est 5 mois de floraison et d’humidité et 7 mois de sécheresse. La difficulté est de laisser assez de nourriture aux abeilles pour qu’elles passent le cap. Les larves de mâles sont consommées comme source de protéine. Cela permet de limiter le développement de varroa ! Ils produisent de 12 à 15 kilos de miel par ruche et par an et élèvent des apis mellifera adamsonii. Je pense à ce proverbe africain : « Si tu donnes un poisson à un homme il mangera un jour ; si tu lui apprends à pêcher, il mangera toujours ». C’est fondamental de permettre cette autonomie. Ici aussi…
Et d’ailleurs, comment se passe votre expérience d’enseignante ?
Très bien. Je suis quelqu’un de positif. Cela n’a pourtant pas toujours été facile, surtout au début. J’adore enseigner. Il y a 23 élèves cette année aux Babeilles de Michamp. C’est trop ! Mais la demande est forte et il est difficile de refuser. L’école a une devise : « Quand on est à Michamp, c’est pour tout le temps ! ». Et c’est vrai ! On est là pour les apiculteurs qui se sont formés à l’école. On est là en cas d’accident, pour donner des conseils, pour donner un coup de main… Cette année, j’ai adopté un rucher. Un de mes anciens élèves qui a 20 ans doit se concentrer provisoirement sur ses études. Il voulait vendre ses abeilles et les racheter après. J’ai donc adopté son rucher. Je m’en occupe et il le retrouvera quand il aura fini. Je m’en occupe et je garde le miel (sourire). Les élèves sont des Babeilles pour la vie. C’est comme une grande famille. La première valeur à enseigner aux apiculteurs c’est le partage et la solidarité.
C’est beaucoup de prise en charge, de temps…
On ne se rend pas compte. Après tous les cours, j’envoie un compte-rendu aux élèves qui n’ont pas pu venir : les questions posées, les solutions apportées aux actions apicoles quotidiennes… J’adore ça et ça ne me pèse jamais. Je pourrais donner encore plus.
Ce qui frappe dans votre région, c’est un certain « décloisonnement ». Vous êtes Vice-présidente de l’URRW et Secrétaire de la Bastognaise, une section de la Fédération. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a une réelle solidarité luxembourgeoise. On est tous des amis. On a tous la même passion. Peu importe l’affiliation, l’origine sociale… On veut travailler ensemble, même s’il y a des exceptions, comme partout. Peut-être que le territoire est propice à ça ici. Les trois sections ardennaises de l’URRW se sont également unies dans un collectif : « Les Ruchers ardennais ». Cela permet d’unir les forces et les compétences. Marc Plainchamp s’occupe de la comptabilité pour les trois sections. Je vais beaucoup dans la section de Arlon chez André Jusseret. Je travaille main dans la main avec Yonel Wautier à Bouillon. On a tout à gagner à plus d’échanges. La solidarité, l’ouverture et la générosité sont les clefs de la richesse !