Ensemble d’Îles et d’archipels lovés au cœur de la Mer de Corail dans l’Océan Pacifique Sud, la Nouvelle-Calédonie est un territoire d’outre-mer français qui offre une multitude de paysages et constitue un haut lieu de la biodiversité mondiale, avec une grande richesse d’espèces animales et végétales endémiques.
Romain Gueyte, ingénieur de formation, a grandi parmi ces paysages paradisiaques. Passionné d’apiculture, il dirige le centre d’apiculture (CPA) de Nouvelle Calédonie depuis 2016 et travaille au développement d’une apiculture locale. Il nous présente ici l’apiculture néo-calédonienne et son évolution.
Bonjour Romain, merci de nous accorder un peu de temps pour cet entretien.
Cela fait maintenant 7 ans que vous travaillez au CPA. Quelle est l’histoire de ce centre ?
Le centre a été créé en 1982 suite à de gros problèmes de loque américaine sur l’île. Historiquement, il produisait des essaims qui étaient proposés aux apiculteurs qui s’installaient. Actuellement ce n’est plus le cas car des privés ont repris ce service. Cette transition a permis au CPA de s’orienter davantage sur la transmission d’informations vers les acteurs de la filière, sur de l’expérimentation apicole et sur la sélection de reines. Aujourd’hui, le CPA compte environ 300 ruches et est composé d’une chouette équipe où tout le monde est apiculteur trice et possède entre 30 et 80 ruches. Personnellement, je possède une quarantaine de ruches.
Donc le rôle du CPA se concentre actuellement sur la génétique et la sélection ?
Oui, en effet. Le CPA produit entre 200 et 400 reines par an. Nos critères de sélection sont la production de miel, la résistance aux maladies et la faible tendance à l’essaimage. On ne sélectionne pas sur la douceur : on accepte de se faire piquer mais les colonies vraiment trop agressives sont tout de même écartées.
À qui sont destinées ces reines ?
Une partie des reines produites est utilisée pour notre réseau de testage composé de 6 apiculteurs collaborateurs et une autre partie est destinée à la vente.
La meilleure souche retenue est ensuite utilisée pour produire des mâles qui seront sollicités en station de fécondation l’année suivante et pour les inséminations artificielles.
Cette réorientation vers la sélection et l’insémination de reines a-t-elle été difficile ?
Au début, j’ai eu beaucoup de mal à réussir les inséminations car je prélevais des mâles après seulement 25 jours. Maintenant que j’attends 35 jours, les résultats d’insémination sont bien meilleurs ! Par ailleurs, afin de garder une certaine diversité génétique dans le cheptel de NC, on travaille pour réimporter du matériel génétique en passant par de la semence de faux bourdon parce que l’importation de nouvelles colonies est inenvisageable en NC : elle est interdite depuis 1997 pour des raisons sanitaires.
Ces restrictions d’importation de colonies ont pour but d’empêcher l’arrivée de pathogènes et prédateurs des colonies, comme le varroa dont vous êtes toujours exempt aujourd’hui ?
En effet. Par rapport à l’Europe ou d’autres archipels et îles, nous avons la chance de ne pas être confronté au
varroa ni au frelon asiatique. Nous ne sommes pas non plus touchés par le petit coléoptère des ruches. Et pour éviter que ces problèmes n’arrivent chez nous, nous avons mis en place une veille sanitaire.
Une quarantaine de ruches sentinelles sont réparties à proximité des ports en eaux profondes. Le risque numéro un pour nous, ce sont les essaims sauvages contaminés qui arrivent par bateau.
Le fait d’être isolé est donc un atout.
Mais avez-vous d’autres problèmes sanitaires majeurs qui touchent les colonies ?
Oui, nous sommes notamment impactés par la loque américaine et les problèmes de couvain plâtré. Ces problèmes de couvain plâtré sont la résultante de conditions météorologiques particulièrement humides et de notre souche d’abeille noire qui semble vulnérable au développement de ces mycoses. L’abeille noire de NC présente sur le territoire depuis 150 ans n’a jamais été soumise à une quelconque pression de sélection que ce soit de l’homme ou de l’environnement.
L’environnement est tellement diversifié et abondant que les colonies survivent et se multiplient même lorsqu’elles sont atteintes de la maladie du couvain plâtré.
Le cheptel se développe ainsi selon les principes de la panmixie, c’est à dire au hasard du point de vue de la génétique...
Aujourd’hui, malgré ces mesures, craignez-vous tout de même l’arrivée du varroa en NC ?
Malheureusement, le varroa finira sûrement par arriver en NC. Aucun pays n’a réussi à l’arrêter à ses frontières.
Mais ce que nous craignons le plus en NC, c’est l’arrivée d’Apis cerana qui est bien présente dans le bassin Nord Pacifique, notamment au Vanuatu. En effet, lorsqu’une reine d’Apis mellifera se fait féconder par des mâles d’Apis cerana, cela provoque une mort prématurée des larves issues des œufs fécondés par le sperme d’Apis cerana.
Vous parlez de la crainte de voir arriver Apis cerana, mais quelles sont les différentes races d’abeilles déjà présentes en NC à l’heure actuelle ?
Plusieurs races d’abeilles mellifères sont présentes sur le territoire de NC. Il s’agit de l’abeille noire (Apis mellifera mellifera), de l’abeille carnica (Apis mellifera carnica) et de l’abeille jaune (Apis mellifera ligustica). Cette dernière a été importée en NC de 1985 à 1997 suite à de gros problèmes de loque américaine dans les années 1980, à l’exception de l’île de Lifou, toujours exempte de loque. Cela fait donc du cheptel de Lifou le plus pur des territoires français et d’outre-mer en abeille noire ! Il faut tout de même préciser que cette souche est un peu différente génétiquement de celle que l’on connait en France métropolitaine car l’abeille noire a été importée en NC par les pères maristes et s’est développée à partir d’une même souche.
Sachant qu’elle a été importée, quelle est la position de l’abeille mellifère vis-à-vis des autres pollinisateurs de NC et notamment les abeilles sauvages endémiques ?
La NC compte 46 espèces d’abeilles sauvages dont 6 introduites réparties en 4 familles. C’est vrai qu’il peut exister une certaine compétition entre espèces sauvages et abeilles mellifères mais je ne pense pas que ce soit noir ou blanc et l’évaluation de ce risque reste difficile.
Dans tous les cas, en tant qu’apiculteur, nous avons la responsabilité d’éviter les milieux jugés sensibles ou vulnérables. Le maquis minier par exemple est au cœur de controverses actuelles. C’est un milieu sensible qu’il est important de préserver mais qui représente une zone importante de production pour les apiculteurs.
On imagine aisément que l’apiculture néo-calédonienne a dû fortement évoluer depuis les techniques ancestrales jusqu’à nos jours. Comment s’organise-t-elle aujourd’hui ?
L’apiculture telle qu’on la connait aujourd’hui s’est développée vers la fin des années 2000. Les anciens racontent qu’à l’origine ils allaient cueillir le miel en forêt sans enfumoir et sans combinaison.
Actuellement, la NC compte environ 500 apiculteurs dont 15 % détiennent 50 % du cheptel total et assurent environ 60 % de la production globale. Sur l’ensemble des apiculteurs, il s’agit principalement d’hommes dont la moyenne d’âge se situe au-dessus des 40 ans. La majorité d’entre eux travaillent en ruche Langstroth et certains utilisent des hausses DDT.
Les conditions environnementales et climatiques de NC étant assez différentes de celles que l’on a en Belgique ou en France métropolitaine, comment s’articule la saison apicole ?
La NC est un territoire regroupant différentes dynamiques de floraisons en fonction de là où l’on se situe. On peut y observer de grosses variations de miellées sur de faibles distances, en raison d’importants changements du climat et de la flore. Les floraisons dans les îles, le nord et le sud de Grande Terre sont décalées dans le temps et permettent ainsi d’étaler la saison apicole sur une grande partie de l’année. Il est possible pour un apiculteur de faire du miel quasiment tout au long de l’année s’il déplace ses colonies.
Cette production influence donc fortement le calendrier apicole, non ?
Ah ça oui ! On peut considérer de manière générale que la saison apicole est la plus intense de septembre à avril. C’est à cette période que les conditions environnementales permettent de diviser les colonies capables de produire du miel dès novembre. C’est souvent vers le mois de février qu’il faut rester très vigilant étant donné le risque d’essaimage.
Pour en revenir aux productions, est-il alors plus avantageux de pratiquer une apiculture transhumante ?
Une gestion apicole transhumante permet de faire plusieurs miellées par an, mais elle doit être réalisée de manière très bien organisée ! À titre d’exemple, l’apiculteur peut aller chercher des floraisons dans les mangroves ou dans le maquis minier lorsque les plaines ne produisent plus de fleurs. Si on peut enchaîner les floraisons sur le littoral, la savane, le milieu agricole, la forêt et le maquis lorsqu’on transhume, on peut faire un paquet de miellées !
A contrario, une gestion sédentaire peut marquer plusieurs mois d’inactivité apicole et des périodes de disette peuvent être observées lorsque les conditions climatiques ne sont pas favorables. Dans ce cas-là, il est préférable de nourrir les colonies avec du sirop.
Pourtant, de nombreux apiculteurs restes sédentaires. Pourquoi ne transhument-ils pas plus ?
Je pense qu’il faut adopter une gestion apicole bien structurée pour se lancer dans la transhumance et selon moi, ce n’est pas le cas pour un certain nombre d’apiculteurs en NC. Par ici, il est fréquent de penser que l’on peut reporter ses manipulations à demain et dans certaines zones, une gestion apicole laxiste est tout à fait envisageable. Tu peux laisser tes abeilles pendant un an et seulement repasser pour la récolte. En résumé, les
conditions environnementales clémentes participent à ce manque de structuration et ne favorisent donc pas la transhumance.
Qu’en est-il de la dynamique des colonies sous ce climat ?
Aucun arrêt de ponte n’est observé sur l’année. Même en saison fraîche lorsque les ressources sont moindres, il est possible d’observer des colonies sur 4 cadres de couvain mais sans trop de stock de nourriture. Cela signifie qu’elles fonctionnent en flux tendu : les butineuses rapportent à la ruche l’équivalent des ressources nécessaires au développement du couvain. La grosse différence entre la dynamique apicole chez nous et celle en métropole, c’est l’absence d’extrêmes en termes de ressources mellifères présentes dans l’environnement.
En NC, on ne connait pas une telle explosion de la colonie comme lorsque le printemps arrive en Europe. Ici les fluctuations sont moindres, c’est comme si le faux semblant d’activité de la nature en saison fraîche maintenait les colonies en « veille ».
Si les reines ne s’arrêtent pas de pondre, remarquez-vous un vieillissement prématuré de ces dernières ?
C’est compliqué de répondre à cette question puisqu’il nous arrive d’avoir des reines qui ont plus de 4 ans ! Cependant, comme on fait de l’élevage et de la sélection, on les remplace assez régulièrement, généralement après 2 ans. Certains apiculteurs changent même leurs reines toutes les deux miellées !
Globalement, la NC semble jouir d’un terrain de jeu apicole idéal. Peut-on parler d’un paradis pour les abeilles ?
C’est vrai que l’environnement est assez positif pour les abeilles et nous en sommes bien conscient ! En plus de regorger d’une flore abondante, le territoire est quasiment exempt de pesticides étant donné le peu d’agriculture sur le territoire. Seuls 200 000 ha, soit 10 % du territoire y sont dédiés, dont plus des 3/4 sont des pâturages. Les fruits et légumes viennent majoritairement d’Australie et de Nouvelle Zélande. Cependant, même si les conditions semblent idéales pour l’apiculture, on remarque tout de même un impact du changement climatique.
La météo devient de plus en plus compliquée et on observe un décalage des saisons de production et une certaine diminution des rendements.
Le climat chaud et humide de la NC a-t-il un impact sur la qualité du miel produit ?
Nous ne sommes pas tellement confrontés aux problèmes de HMF mais nous avons parfois quelques soucis avec le taux d’humidité. Certaines années, des apiculteurs récoltent leur miel alors qu’il est trop humide, bien qu’il soit totalement operculé. Cependant, ce problème arrive de moins en moins car la majorité des apiculteurs qui ont une miellerie ont du matériel pour déshumidifier.
Quels sont donc les miels typiques de NC ?
Les 3 espèces qui ressortent le plus au niveau pollen sont le niaouli (Maleluca sp.), la sensitive (Mimosa pudica) et la baie rose (Schinus terebinthifolius) et les grandes familles qui sont fortement présentes sont les Fabaceae, les Anacardiaceae et les Myrtaceae. Les dominances organoleptiques dépendent fortement de l’environnement dans lequel se trouve le rucher et donc de la localisation de ce dernier.
Miel de niaouli et de mimosa... ça donne envie ! Comment valorisez-vous ces produits ?
Le CPA organise chaque année son propre concours des meilleurs miels de NC. Les miels qui obtiennent la médaille d’or gagnent une inscription gratuite au Concours des miels de France (Paris). Ce concours permet d’améliorer la communication vers les apiculteurs et le grand public sur la connaissance et la diversité des miels. Cette année, nous avons décidé de faire concourir les miels de niaouli, les miels doux, les miels floraux et fruités et les miels plus complexes.
Cette catégorisation intéresse le milieu de l’horeca, ça apporte une dimension gastronomique !
Le miel est devenu une fierté de production locale pour remplacer le sucre qui est massivement importé depuis la Nouvelle Zélande et la Thaïlande.
La valorisation de ces miels auprès des consommateurs passe aussi par un bon étiquetage...
Exact ! Hormis les caractéristiques organoleptiques du miel, j’ai pu remarquer que certains consommateurs achètent un miel uniquement sur base de son étiquette. Il est important que l’on évolue vers un étiquetage qui renseigne davantage le consommateur sur le milieu de production, le type de miel, les arômes
présents, etc. Ce serait un avantage pour les apiculteurs qui cherchent à se démarquer !
Outre tous les enjeux que nous avons parcouru, comment verriez-vous l’apiculture en NC dans 10 ans ?
Idéalement, je verrais notre apiculture toujours sans frelon, sans varroa, sans petit coléoptère des ruches et surtout sans Apis cerana ! Je verrais également une apiculture mieux structurée avec des apiculteurs plus équipés et capables d’exporter 10 à 15 tonnes de miels dans des pays à haute valeur ajoutée. Je pense
qu’un bon objectif d’ici là serait d’arriver à mieux connaitre les miels et à mieux les valoriser. Et puis mine de rien, on bosse avec le CARI depuis un paquet d’années donc il n’y a pas de raison que ça ne continue pas à évoluer dans ce sens !
Nous remercions chaleureusement Romain Gueyte pour cet entretien. Nous saluons son enthousiasme et le travail accompli par le CPA depuis des années. Nous en retiendrons que l’apiculture est une discipline qui
varie fortement en fonction du temps et des régions du monde, ce qui la rend toujours plus intéressante et riche de découvertes !