Le transit alimentaire de l’abeille adulte
Chez cet insecte social le transit alimentaire présente quelques particularités par rapport aux insectes solitaires. Après absorption, les aliments atteignent le jabot, poche dilatable pouvant contenir jusqu’à 40 mg de charge (Tautz, 2009). Il est isolé du tube digestif lorsque la valvule du proventricule est fermée, ce qui permet à l’ouvrière transporter du nectar ou de l’eau sans passage dans la partie digestive. Si cet étanchéité n’existait pas, l’absorption de nectar, beaucoup plus riche en eau que le miel, s’accompagnerait d’un afflux d’eau dans le ventricule et entraînerait des désordres métaboliques. Le pollen transite aussi par le jabot et le proventricule avant de pénétrer dans le ventricule.
Le ventricule est l’organe où les aliments sont réduits en nutriments et absorbés. Ils traversent la paroi ventriculaire (en fait une couche de cellules) et passent dans l’hémolymphe pour atteindre les autres organes de l’abeille et en particulier le tissu adipeux. Cependant une partie de la digestion du pollen s’effectue hors du tube digestif de l’abeille, dans les alvéoles de pollen. Lors de la formation des pelotes de pollen, la butineuse les ensemence avec une flore microbienne provenant de son jabot. Pendant le stockage dans les alvéoles, la cellule reproductrice du grain de pollen est libérée de sa coque protectrice par des enzymes secrétés par la flore microbienne et capables de digérer la cellulose des apertures.
Le contenu cellulaire, riche en éléments nutritifs, sera disponible lorsqu’il sera ingéré par l’abeille. Quant aux coques des grains de pollen, elles sont nécessaires au bon fonctionnement mécanique du ventricule.
L’intestin antérieur qui succède au ventricule, ne semble pas avoir de rôle digestif dans le transit alimentaire, car sa paroi cellulaire est protégée par une couche continue de cuticule.
Le rectum est une ampoule capable de se dilater, accumulant les déchets digestifs solides et liquides. L’eau et certains sels minéraux y sont récupérés et passent dans l’hémolymphe à hauteur des sillons rectaux. L’abeille est un insecte qui ne transpire ni n’urine. Les défécations de l’abeille sont rares et servent surtout à évacuer les déchets solides s’ils sont en excès.
L’apport alimentaire et donc le transit alimentaire sont différents selon les castes et les fonctions, même si l’anatomie du tube digestif est semblable. La reine est exclusivement nourrie de gelée. Le faux-bourdon adulte a peu de besoins protéiques par rapport a une ouvrière nourrice. Retrouve-t-on ces points communs et ces différences dans la flore microbienne indissociable de tous les organes du tube digestif ?
La flore microbienne du tube digestif et ses rôles
Le milieu environnant de la flore microbienne
Chez l’abeille, la flore microbienne n’est pas directement au contact des parois cellulaires du ventricule et de l’intestin antérieur. Elle en est séparée par la membrane péritrophique de nature chitineuse. Celle-ci retient les virus, la flore microbienne et les grains de pollen dans la lumière du tube digestif et laisse passer les nutriments à l’état moléculaire.
La nature de la flore digestive est très liée aux conditions de température de l’abdomen car les insectes ne maintiennent pas une température constante et égale dans toutes les parties de leur corps. La température de l’abdomen est dépendante de la température extérieure et ne dépasse pas 30°C. L’acidité du milieu est aussi importante pour la nature de la flore : le jabot et le ventricule ont une acidité plus forte que celle de l’ampoule rectale.
Anatomie externe
Entourées de trachées et proche d’un tissu adipeux, le tube digestif occupe presque tout le volume de l’abdomen de l’ouvrière. Il n’en est pas de même chez la reine et le faux-bourdon où les organes génitaux sont prépondérants par rapport au tube digestif. Néanmoins il n’y a pas de grandes différences anatomiques entre les trois castes.
On distingue trois grandes divisions anatomiques et pour éviter toute confusion avec le tube digestif des vertébrés, on reprendra la dénomination proposée par Snodgrass, le grand anatomiste de l’abeille.
- Division antérieure ou proventricule, soit un mince tube de quelques centaines de microns de long, faisant saillie dans le jabot (valvule) et à l’autre extrémité dans le ventricule ;
- Division moyenne ou ventricule constituée d’un tube annelé de fort diamètre débouchant dans la division postérieure à hauteur des orifices de déversement des tubes de Malpighi ;
- Division postérieure divisée en deux parties distinctes : l’intestin antérieur et le rectum se terminant dans le cloaque.
Les espèces microbiennes présentes dans le tube digestif
Les espèces bactériennes sont moins nombreuses que dans un tube digestif de mammifères et différentes parce que leurs conditions de milieu ne sont pas comparables.
On retrouve des noms de genre bien connus comme Lactobacillus, Bifidobacterium ou encore Bacillus et d’autres très spécifiques de l’abeille comme Snodgrassella et Gilliamella.
Plus précisément, Powell et coll. (2014) montrent que deux grandes communautés bactériennes (« core microbiota ») sont présentes en permanence, mais avec une abondance variable, dans les ouvrières d’intérieur : le groupe de coloration Gram – avec les genres Snodgrassella, Gilliamella ; le groupe de coloration Gram + avec les genres Bifidobacterium et Lactobacillus Firm 4 et 5. Kwong et coll. (2016) signalent aussi la fréquence de genres moins inféodés à l’abeille, des Gram - comme Frischella et Bartonella et des Gram + comme Parasaccharibacter et Gluconobacter. Ces auteurs signalent que le nombre de ces bactéries serait 100 fois plus élevé dans le rectum que dans le ventricule, toutefois la technique bactériologique utilisée ne permet pas de savoir si les bactéries sont vivantes ou mortes.
Le « core microbiota » existe dans le tube digestif du faux-bourdon adulte mais avec une grande variabilité dans l’abondance des espèces bactériennes. La reine adulte ne le possède pas. Vraisemblablement la gelée nourricière, donnée à la reine par des nourrices, contient déjà la plupart des nutriments dont elle a besoin pour couvrir les besoins alimentaires de la ponte.
Kakumanu et coll. (2016) notent la présence régulière de champignons microscopiques Ascomycètes et Basidiomycètes, mais leur rôle et leur importance sont mal connus.
Origine de la flore bactérienne
La gelée royale, nourriture des 3 premiers jours de vie larvaire, est très pauvre en bactéries, ce qui est une conséquence de sa richesse en peptides anti-microbiens (les royalisines). La bouillie larvaire qui est donnée les jours suivants en nourrissement des larves d’ouvrières et de mâles, est mélangée avec du miel et du pollen. Les bactéries, apportées par ces aliments, ne semblent pas se multiplier dans la poche aveugle constituant l’intestin larvaire. En effet le tube digestif de l’abeille fraîchement éclose est indemne de bactéries. L’ouvrière naissante reçoit alors l’ensemencement bactérien à l’origine de sa flore intestinale, soit à partir de déjections de congénères plus âgées soit à partir de la consommation de pain d’abeille frais. Les bactéries et micro-champignons ayant pré-digéré les pelotes de pollen lorsqu’elles sont stockées dans les alvéoles, deviennent inactifs après une quinzaine de jours et donc ne jouent plus aucun rôle dans la constitution de la flore intestinale (Powell et coll., 2012). Les pelotes de pollen sont elles-mêmes ensemencées par une régurgitation du jabot de la butineuse lors de leur confection (Vasquez et coll., 2009). Les grains de pollen après leur libération depuis les étamines sont aussi porteurs d’une flore microbienne, dont on ignore si elle participe ou non à la flore microbienne de la butineuse (Obersteiner et coll., 2016).
Les deux grands rôles de la flore intestinale
Rôle digestif
Ainsi que décrit précédemment, la digestion du pollen est déjà commencée lors de la transformation en pain d’abeille dans les alvéoles de stockage. Elle se continue dans le ventricule de l’abeille pour réduire la taille des molécules et permettre leur passage dans l’hémolymphe de l’abeille.
Rôle dans l’immunité de l’abeille
La simple prolifération des espèces bactériennes (« core microbiota ») et fongiques normales empêchent le développement d’autres espèces inutiles ou dangereuses pour l’abeille.
Certaines espèces de Lactobacillus inhibent spécifiquement Paenibacillus larvae, agent de la loque américaine dans l’intestin de la larve (Forsgren et coll., 2009). Ce genre d’inhibition entre deux bactéries se retrouve aussi chez l’adulte.
Très récemment, Kwong et coll. (2017) démontrent que la flore microbienne du tube digestif stimule le système immunitaire de l’abeille et en particulier la production de peptides anti-microbiens (abaecines, apidaecines, défensines et hyménoptaecines) dans l’hémolymphe et dans le tube digestif. Dans ce dernier les peptides régulent la composition de la flore.
La flore de l’abeille possède aussi un rôle important dans la neutralisation des radicaux libres ainsi que d’autres agents toxiques pour les cellules.
Le concept de « probiotiques », micro-organismes vivants exerçants des effets positifs sur la santé en plus de leur valeur nutritive, est donc valide chez l’abeille.
L’altération de la flore microbienne et ses conséquences
D’une façon générale, la littérature scientifique signale que les fongicides ne possèdent pas que des actions sur les champignons responsables de maladies des cultures (voir la synthèse de Yang et coll. 2011). Ainsi une altération de la flore intestinale de l’abeille en présence de chlorothalonil a été récemment montrée par Kakumanu et coll. (2016). La présence de résidus de fongicides dans le pollen récolté affecte aussi lourdement la nature et l’abondance des champignons nécessaires à la bonne transformation des pelotes de pollen en pain d’abeille et, de plus, cela peut avoir pour conséquence l’apparition de couvain plâtré (Yoder et coll., 2013).
Des résultats analogues concernent aussi le bourdon Bombus terrestris chez qui toute perturbation artificielle de la flore intestinale se traduit par une dangereuse augmentation du niveau d’infection par le parasite microscopique Crithidia bombi (Koch et Schmid-
Hempel, 2011).
En conclusion
La flore microbienne de l’abeille présente dans le tube digestif, est un élément essentiel dans le maintien d’un bon état de santé chez l’abeille par les rôles qu’elle joue dans la digestion et l’assimilation des aliments mais aussi dans la défense contre nombre d’agents pathogènes. Sa composition peut être altérée par des antibiotiques, des biocides et des fongicides d’origine agricole ou non. La question est alors de savoir s’il est possible de rééquilibrer la flore lorsqu’elle a subi ce genre d’agression. Autrement dit, peut-on utiliser des probiotiques chez l’abeille ? La réponse serait positive si on disposait de probiotiques spécifiques de l’abeille, ce qui est encore loin d’être le cas. Encore un exemple qui conforte la constatation que la médecine des mammifères n’est pas celle des abeilles !
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