Il n’est pas simple non plus de rencontrer une position claire à propos des phénomènes de compétition entre abeilles sauvages et mellifères. Le sujet est complexe.
En 2019, deux études sont sorties cherchant à étayer l’hypothèse d’une compétition entre les abeilles mellifères et les abeilles sauvages en cas de forte densité de colonies. L’une porte sur Paris et l’autre sur Montréal.
Paris
Des chercheurs français ont étudié l’impact des colonies d’abeilles mellifères dans 7 sites parisiens en zone forte ment urbanisée1. A Paris, les populations d‘abeilles mellifères étaient estimées à 300 colonies en 2013 et à 687 en 2015 selon les services vétérinaires parisiens, conduisant à une estimation de 6,5 colonies/km2. Les chercheurs ont cherché à analyser l‘effet de l‘augmentation de la densité des colonies d‘abeilles mellifères sur les taux de fréquentation des pollinisateurs sauvages et à étudier l’effet de l’augmentation de la densité des colonies d’abeilles sur les réseaux plantes-pollinisateurs. De 0 à 28 colonies étaient situées dans des zones tampons de 500 mètres autour des sites et de 7 et 53 colonies
se trouvaient dans des zones tampons de 1 000 mètres autour des sites étudiés.
Les chercheurs ont observé trois parcelles d‘un mètre carré (les parcelles les plus fleuries des plates-bandes) dans chaque site. Ils ont identifié les fleurs visitées (genre et variété horticole) qui ont été classées en deux groupes : gérée ou sauvage. Nn moyenne, 2,5 à 6,5 espèces végétales ont été répertoriées sur les sites selon la phénologie de floraison des plantes. Plusieurs strates florales ont été prises en compte : herbacée, arbustive et arborescente. Le nombre de visites réalisées par des insectes a été comptabilisé pendant 5 minutes en 2014 et 2015 et 10 minutes en 2016.
Ces insectes ont été répertoriés et classés selon 8 catégories : petites abeilles solitaires, grandes abeilles solitaires, abeilles mellifères, bourdons, coléoptères, papillons, syrphes et autres mouches. Les observations ont été effectuées pendant des journées chaudes et ensoleillées (<15 C) sans vent entre 9 h et 19 h. Des analyses statis tiques ont ensuite été faites qui ont conclu à une corrélation entre les taux de visites des grandes abeilles solitaires, des bourdons et des coléoptères et la densité des colonies d’abeilles mellifères. La corrélation n’a pas été faite pour les autres groupes de pollinisateurs : petites abeilles solitaires, mouches, papillons et syrphes.
Autre résultat, les chercheurs ont constaté que les pollinisateurs sauvages ont visité beaucoup plus d‘espèces végétales sauvages que les abeilles mellifères et que celles-ci ont préféré de manière significative les espèces végé ales gérées aux espèces végétales sauvages. Comme chacun sait, les abeilles mellifères concentrent leurs visites sur les ressources les plus abondantes pour couvrir les besoins de la colonie et les parterres de fleurs ornementales peuvent donc se révéler plus intéressants par la
densité de fleurs d’une même espèce qui y sont présentes (Lavandula sp. et Geranium sanguineum pour le cas étudié).
Les pollinisateurs sauvages n‘ont quant à eux pas eu de préférence pour un groupe de plantes en particulier, espèces végétales gérées et sauvages faisant toutes deux l’objet de visites.
Cette étude est corrélative et ne représente qu’une modélisation d’une situation et ne peut fournir de preuve. Les résultats nourrissent l’hypothèse (qui reste à ce jour une hypothèse ou une forte probabilité) que les abeilles mellifères peuvent nuire à la faune pollinisatrice sauvage par un phénomène de compétition alimentaire.
Les chercheurs reconnaissent manquer d’une vision globale concernant l‘impact possible des fortes densités de colonies d‘abeilles mellifères sur la faune pollinisatrice sauvage. Ils terminent en comparant la densité des colonies d’abeilles à Paris à celle de l’ensemble de l’hexagone où l’on ne relève qu’une moyenne de 2,5 colonies/km2. Le chiffre est aussi comparé à la densité calculée dans d’autres villes comme Londres (15 colonies/km2) et Bruxelles où une densité erronée de 15 colonies/km2 est avancée. Il est nécessaire de préciser que le calcul a été effectué sur la superficie de la ville de Bruxelles et pas sur la région de Bruxelles-Capitale, territoire qui correspondant aux 500 colonies répertoriées. 500 colonies pour les 161,38 km² de la région de Bruxelles-Capitale donne 3 colonies/km2 et pas 15… Les scientifiques de nationalité française n‘ont pris en considération que la superficie de la commune de Bruxelles soit 32,61 km² ce qui correspond alors bien aux 15 colonies / km² de l’étude. Erreur de contexte, donc.
Montréal
Comme l’étude parisienne, l’étude montréalaise2 part de l‘hypothèse que les abeilles mellifères ont un impact négatif sur les abeilles sauvages. Les chercheurs ont travaillé sur 25 sites de la ville en 2012 et 2013. Rappelons qu’en Amérique du Nord, les abeilles mellifères ne sont pas natives. Les zones étudiées
abritaient 158 ruches en 2012 et 238 en 2013 (soit 0,32 et 0,48 ruches/km2).
Les chercheurs insistent eux aussi sur la multiplication des colonies passées à plus de 1000 ruches en 2018 sur les sites étudiés, soit 2 ruches/km2. Les ressources florales et les insectes butineurs ont été quantifiés et échantillonnés. Une cartographie des îlots de chaleur a été intégrée aux paramètres de référence.
Les chercheurs ont estimé les modèles de communauté et l‘abondance de 11 espèces communes. Les données recueillies ont été l’objet d’une analyse statistique intégrant l‘effet de cinq variables environnementales sur l‘abondance de ces 11 espèces : diversité florale, couverture florale, proportion d‘îlots de chaleur à moins de 1500 m, taux de capture des abeilles et logarithme de la zone du site. Deux variables supplémentaires liées à l’hypothèse de l’effet des abeilles mellifères ont été ajoutés : le taux de capture des abeilles mellifères croisé avec la diversité florale et le taux de capture des abeilles mellifères croisé avec la couverture florale. 19.077 spécimens ont été capturés représentant 166 espèces dans les 25 sites échantillonnés.
La proportion d‘îlots de chaleur à moins de 1500 mètres a eu divers effets sur les abeilles sauvages, une majorité d‘espèces répondant négativement. Aucune preuve d‘effets négatifs de l‘apiculture
urbaine sur les abeilles sauvages n’a été révélée. Les ressources florales ont eu des effets positifs sur les abeilles sauvages sans que d’effets atténuants aient pu être lié à la présence d’abeilles mellifères. Selon les chercheurs, les abeilles sauvages semblent globalement souffrir de la transformation de l‘habitat due à l‘urbanisation. L‘impact de l‘urbanisation pourrait également être lié à la taille des sites, elle-même liée à la disponibilité des ressources florales et de l’habitat. Les petites parcelles fragmentées contiennent généralement des communautés d‘abeilles moins diversifiées et abondantes.
Les chercheurs n’ont pas observé ce qu’ils s’attendaient à trouver c’est-à-dire l‘impact négatif des abeilles mellifères sur les abeilles sauvages. Ils rappellent que trois critères doivent être présents pour que la compétition se produise entre deux espèces : « la niche des deux espèces doit se chevaucher, ce chevau
chement doit conduire à une diminution de la capacité d‘une ou des deux espèces à acquérir des ressources, et cette dimi nution doit entraîner une diminution du taux de reproduction d‘une ou des deux espèces ».
Comme il est très peu probable que les niches des espèces d’abeilles ne se chevauchent pas, l’option retenue est que les ressources florales ont dû être suffisantes pour subvenir aux besoins des abeilles mellifères et des abeilles sauvages. Les villes bénéficient d’espèces florales indigènes et exotiques diversifiées qui peuvent être abondantes même dans des quartiers densément peuplés. L’hypothèse des chercheurs est que la forte hétérogénéité des paysages urbains pourrait favoriser la diversification et
l‘abondance des ressources pour les abeilles de nature à atténuer le phéno mène de concurrence. Ils se basent sur plusieurs études réalisées3-5. Les densités de ruches relevées dans les zones étu diées étaient en outre très basses (0,32 - 0,48 ruches/km2) et nettement infé rieures à celles signalées dans d‘autres villes comme Paris et Londres avec 9,5 et 2,23 ruches/km2. À noter que les chiffres avancés diffèrent de ceux relevés dans l’étude parisienne.
Les chercheurs se refusent à tirer des conclusions à partir de leur étude, pure ment corrélative, tout en pensant « qu‘il est peu probable que les abeilles mellifères aient un impact positif sur les abeilles sauvages. » Selon eux, une densité modérée de ruches et des ressources florales élevées peuvent permettre la pratique apicole en ville sans mettre en péril les espèces sauvages.
Références :
1. Ropars, L., Dajoz, I., Fontaine, C., Muratet, A., & Geslin, B. (2019). Wild pollinator activity negatively related to honey bee colony densities in urban context. PLoS One, 14(9).
2. McCune, F., Normandin, É., Mazerolle, M. J., & Fournier, V. (2020). Response of wild bee com munities to beekeeping, urbanization, and flower availability. Urban Ecosystems, 23(1), 39-54.
3. Williams NM, Kremen C (2007) Resource dis tributions among habitats determine solitary bee offspring production in a mosaic landscape. Ecol Appl 17:910–921. https://doi.org/10.1890/06- 0269
4. Deguines N, Julliard R, de Flores M, Fontaine C (2016) Functional homogenization of flower visitor communities with urbanization. Ecol Evol 6:1967–1976. https://doi.org/10.1002/ece3.2009
5. Herbertsson L, Lindstrom SAM, Rundlof M, Bornmarco R, Smith HG (2016) Competition between managed honeybees and wild bumble bees depends on landscape context. Basic Appl Ecol 17:609–616. https://doi.org/10.1016/j. baae.2016.05.001