Des abeilles mangeuses de viande, quel comportement étrange me direz-vous. On les appelle les « abeilles vautours » ou « meat-eating bees » en anglais. Ce comportement observé en région tropicale, ne concerne que quelques espèces apparentées. Alors que la grande majorité des abeilles tire leurs protéines du pollen des fleurs, les abeilles vautours se délectent de charognes. Pourquoi et comment ces abeilles sont-elles capables de se nourrir de ces ressources animales ?
Les premières descriptions publiées d’abeilles carnivores ont été faites par Herbert F. Schwarz dans le Bulletin du Museum américain d’Histoire Naturelle en 1948 1 . Puis dans les années 1980 au Pérou, des scientifiques effectuent une série d’observations en positionnant des appâts à base de foie de bœuf et de poisson mort 2 . Ils vont alors recenser jusqu’à une trentaine d’espèces d’abeilles Mélipones (abeilles sociales sans dard) venir prélever de la viande. Alors que la majorité des butineuses semble utiliser cette viande comme source de sels ou comme matériau de construction pour leurs nids (pas moins original...), trois espèces Mélipones montrent une utilisation régulière voire exclusive de viande d’animaux morts ou de larves mortes d’insectes comme source de protéine en remplacement du pollen de fleurs 2 . Quelles sont ces abeilles ? Pourquoi et comment sont-elles devenues carnivores. Quelles adaptations et avantages cela représente-il ?
Un comportement restreint à certaines espèces sociales
Certaines espèces d’abeilles sociales peuvent collecter des protéines à partir d’autres sources de nourriture que le pollen, telles que des déjections d’oiseaux, des excréments de mammifères, des larves d’insectes ou encore des charognes 2-4 .
C’est ce qui a été observé chez deux espèces de bourdons (Bombus terrestris en Espagne et B. ephippiatus
au Costa Rica) 4 . Certaines espèces de Mélipones peuvent consommer des carcasses d’animaux frais lorsqu’elles sont disponibles, mais continuent également de prélever du pollen de fleurs. On parle alors de nécrophagie facultative et les raisons poussant à ces comportements ne sont pas encore bien comprises.
En revanche, quelques espèces sont complètement revenues à un mode de vie nécrophage. On parle alors de nécrophagie obligatoire car les individus ont complètement renoncé au pollen des fleurs et utilisent les charognes comme unique source de protéine. Ces espèces ont même perdu les structures morphologiques leur permettant le transport du pollen au cours de leur évolution 2,5 .
Ce comportement de nécrophagie obligatoire a été identifié dans un groupe restreint d’espèces néotropicales sans dard du genre Trigona et regroupe trois espèces : T. crassipes, T. hypogea et T. necrophaga 2,6 .
Le stockage des ressources au sein de leurs nids se fait également différemment des autres Mélipones : le miel et les aliments protéinés sont stockés séparément en étant totalement dépourvus de pollen 2 . Un retour à la consommation de protéines animales qui se fait par une adaptation comportementale complète.
Un remarquable revirement vers la carnivorie
Les études de fossiles d’hyménoptères suggèrent que le groupe des abeilles a pour ancêtres des guêpes apoïdes carnivores. L’apparition des abeilles (Anthophila) au sein de la famille des guêpes apoïdes est estimée au milieu du Crétacé, soit il y a environ 124 à 111 Ma 7 . Bien que très différents des abeilles actuelles, les fossiles des premiers représentants de ce groupe présentaient des soies plumeuses sur le corps suggérant une récolte et consommation de pollen 8 .
La diversification évolutive des abeilles est étroitement liée à celle des Angiospermes (plantes à fleurs) apparus au début du Crétacé il y a environ 130 Ma.
Des guêpes apoïdes carnivores ont peu à peu commencé à exploiter ces nouvelles ressources (pollen et nectar) produites par les fleurs en quantité dans l’environnement et sont progressivement passées d’un mode alimentaire carnivore (ou parasitoïde) à au végétarisme.
Des essais menés sur la reconnaissance et la détection de ressources comportant des composés chimiques présents dans les tissus en décomposition ont montrés que certaines abeilles mellifères avaient un intérêt marqué pour la décomposition des restes d’animaux sauvages en enquêtant et en atterrissant sur la charogne 9 . Ces résultats démontrent que les abeilles mellifères ont conservé une partie de leurs capacités de reconnaissance sensorielle des charognes, et cela soutient bien l’hypothèse de la guêpe prédatrice comme ancêtre pour les origines évolutives des abeilles dont l’abeille mellifère 9 .
Passer du végétarisme à la nécrophagie nécessite de disposer des éléments digestifs permettant la décomposition de ces nouvelles protéines pour qu’elles soient assimilables par l’hôte. Ainsi, microbiome (flore bactérienne) intestinal et régime alimentaire sont étroitement liés. Les changements de régime alimentaire peuvent altérer le microbiome, tandis que l’évolution des microbiotes présents permet à l’organisme hôte d’exploiter de nouvelles sources de nourriture et de modifier son régime alimentaire 10 .
Par exemple, il a été montré que les abeilles possèdent dans leur tube digestif des bactéries capables de digérer les sucres toxiques présents dans certains nectars de fleurs. Devenir nécrophage demande de faire face à un certain nombre de contraintes.
Les microbiotes présents sur les charognes produisent des composés toxiques. Le tube digestif des nécrophages doit donc être capable de dégrader ces composés afin que l’hôte puisse les éliminer correctement. Les carcasses d’animaux sont également des sources d’agents pathogènes divers et les organismes les consommant sont exposés à de hauts risques de maladies. Un développement spécialisé du système immunitaire et un faible pH intestinal semblent être des adaptations majeures au mode de vie charognard 11 . La présence d’un microbiome spécialisé est également important, comme cela a pu être observé chez les vautours, les alligators, mais aussi chez des mouches et coléoptères charognards 11 .
Le retour à un mode de vie carnivore chez T. necrophaga par exemple, a impliqué le maintien de certains microbiotes ancestraux ainsi que l’acquisition de nouvelles bactéries lactiques (permettant la fermentation de sucres en acide lactique) et acétiques (production d’acide acétique) 10 . Ces deux types de bactéries sont des symbiotes importants chez les insectes, dont les abeilles. Par exemple, les bactéries lactiques présentes dans l’intestin des bourdons permettent de lutter contre certains pathogènes en inhibant leur croissance par la production d’acide lactique 12 . De même, l’acidification de l’intestin des abeilles mellifères est en partie due à la présence dominante de bactéries lactiques 13 .
Ainsi, le retour à un mode de vie carnivore chez les abeilles vautours à nécrophagie obligatoire a eu de profondes conséquences sur son microbiome, notamment via un enrichissement en bactéries acidophiles dans leurs intestins, permettant une assimilation de ces nouvelles ressources protéiques.
Références :
1. Grüter, C. Chapter 8 - Foraging. in Stingless Bees : Their Behaviour, Ecology and Evolution (ed. Grüter, C.) 273–321 (Springer International Publishing, 2020). doi:10.1007/978-3-030-60090-7_8.
2. Roubik, D. W. Obligate Necrophagy in a Social Bee. Science 217, 1059–1060 (1982).
3. Mateus, S. & Noll, F. B. Predatory behavior in a necrophagous bee Trigona hypogea (Hymenoptera ; Apidae, Meliponini). Naturwissenschaften 91, 94–96 (2004).
4. Herrera, C. M. Bumble Bees Feeding on Non-Plant Food Sources. Bee World 71, 67–69 (1990).
5. Noll, F. B., Zucchi, R., Jorge, J. A.& Mateus, S. Food Collection and Maturation in the Necrophagous Stingless Bee, Trigona hypogea (Hymenoptera : Meliponinae). Journal of the Kansas Entomological Society 69, 287–293 (1996).
6. Camargo, J. M. F. & Roubik, D. W. Systematics and bionomics of the apoid obligate necrophages : the Trigona hypogea group (Hymenoptera : Apidae ; Meliponinae). Biological Journal of the Linnean Society
44, 13–39 (1991).
7. Peters, R. S. et al. Evolutionary History of the Hymenoptera. Current Biology 27, 1013–1018 (2017).
8. Michez, D., Rasmont, P., Terzo, M. & Vereecken, N. J. Abeilles d’Europe. (2019).
9. Morice, B. D., Lord, W. D., Barthell, J. F., Jourdan, T. H.& Morris, T. L. Necrophagy in Honey Bees (Apis mellifera L.) ; A Forensic Application of Scent Foraging Behavior. kent 92, 423–431 (2020).
10. Figueroa, L. L., Maccaro, J. J., Krichilsky, E., Yanega, D. & McFrederick, Q. S. Why Did the Bee Eat the Chicken ? Symbiont Gain, Loss, and Retention in the Vulture Bee Microbiome. mBio 12, e02317-21 (2021).
11. Blumstein, D. T., Rangchi, T. N., Briggs, T., De Andrade, F. S.& Natterson-Horowitz, B. A Systematic Review of Carrion Eaters’ Adaptations to Avoid Sickness. Journal of Wildlife Diseases 53, 577–581 (2017).
12. Palmer-Young, E. C., Raffel, T. R.& McFrederick, Q. S. pH-mediated inhibition of a bumble bee parasite by an intestinal symbiont. Parasitology 146, 380–388 (2019).
13. Zheng, H., Powell, J. E., Steele, M. I., Dietrich, C. & Moran, N. A. Honeybee gut microbiota promotes host weight gain via bacterial metabolism and hormonal signaling. Proceedings of the National Academy of Sciences 114, 4775–4780 (2017).