FLORES ET MIELLEES : La toxicité des tilleuls remise en doute

Anne-Laure JACQUEMART

Depuis de nombreuses années, le débat autour de la toxicité des tilleuls alimente les conversations. Alors que ces arbres continuent à fournir un miel de qualité, nombreux sont ceux qui les considèrent responsables de la mort d’abeilles et de bourdons. Quelle serait la cause d’une telle mortalité ?


Anne-Laure JACQUEMART
Earth and Life Institute, Faculté des bioingénieurs, Université catholique de Louvain, Croix du Sud 2, Box L7. 05.14,
1348 Louvain-la-Neuve,
Belgique

Plusieurs espèces de tilleuls sont indigènes en Europe de l’Ouest : le tilleul à petites feuilles (Tilia cordata), le tilleul à grandes feuilles (Tilia platyphyllos) et leur hybride naturel, le tilleul commun (Tilia x europaea). Une quatrième espèce, abondamment plantée en ville, le tilleul argenté (Tilia tomentosa) est lui originaire du Sud-Est de l’Europe.
Ces arbres offrent une floraison intense en été, entre juin et juillet. Les fleurs, de couleur jaune pâle, très odorantes, sont regroupées par 4 à 15. Elles présentent de nombreuses anthères et offrent un nectar facilement accessible à des insectes généralistes tels que des diptères (mouches et syrphes en particulier) et apidés (abeilles et bourdons). Elles sont abondamment visitées pour leurs ressources en pollen et en nectar. Les floraisons des différentes espèces de tilleul sont de courte durée, mais comme elles sont un peu décalées dans le temps, elles peuvent offrir au total des ressources durant au moins 6 semaines.
Le miel est recherché pour ses qualités gustatives, aromatiques et ses vertus médicinales. Les fleurs sont également employées pour leurs vertus médicinales (principalement calmantes).
Cependant, des insectes, et surtout des bourdons, ont été retrouvés morts sous ces arbres dans différents pays. Le nectar, en particulier, est incriminé dans ces cas de morts suspectes. Plusieurs hypothèses sont avancées.


La première hypothèse est celle de la toxicité du nectar.
D’une part, il contiendrait du mannose, sucre non métabolisé par les apidés, ceux-ci ne possédant plus de mannose-phosphate isomérase. Cette accumulation de mannose perturbe leur métabolisme, induisant la paralysie jusqu’à la mort.
D’autre part, il contiendrait de la nicotine, alcaloïde reconnu comme toxique à des doses faibles (20-50 ppm) pour ces insectes.
Le nectar de ces quatre espèces (fig. 1) de tilleuls présents en Belgique a donc été analysé de 2014 à 2017. Les concentrations dans les sucres principaux que sont le saccharose, le fructose et
le glucose varient entre les espèces.
Mais aucune trace de mannose n’a été détectée !
De même, les recherches approfondies ne montrent aucune trace de nicotine, chez aucune des 4 espèces.
Bien entendu, d’autres molécules non recherchées dans nos études pourraient être incriminées, mais la toxicité est fortement remise en doute par ces analyses.

A Louvain-la-Neuve, en juillet 2016, excessivement peu d’insectes morts ont été observés sous tilleuls (2 bourdons et 2 abeilles pour l’ensemble des 4 espèces et 2 journées par espèce). Par contre, de très nombreux insectes (bourdons, abeilles et syrphes) butinaient les fleurs. Peu de mortalité observée donc.
Nous avons alors placé en 2017, sous tentes de vol, des bourdons (Bombus terrestris) en présence unique de branches fleuries de tilleuls. Les bourdons se portent fort bien. Leur mortalité est inférieure à celle de leurs congénères placés sous tentes sans fleurs de tilleul (branches non fleuries) mais alimentés par du pollen « toutes fleurs » et la solution sucrée (Biogluc) fournie par Biobest.

Comparaisons des ressources florales en nectar et en pollen des 4 espèces de tilleuls étudiées : nombre de grains de pollen par fleur (x 103, a)  ; volume de nectar (µl/fleur, b)  ; concentrations (µg/mg) du pollen en phytostérols (c), acides aminés (d) et polypeptides (e)  ; concentration (µg/µl) en sucres majeurs du nectar. Des lettres différentes indiquent des différences significatives entre espèces (ANOVAs).

La seconde hypothèse concerne la mort des insectes par manque de nourriture.
La production de nectar dépend, comme pour toute espèce végétale, des conditions de l’environnement, telles que l’humidité du sol et de l’air, la température, l’âge de la fleur ou sa position. Certains auteurs affirment que les tilleuls attirent les insectes par une odeur forte… mais ne leur fournissent pas suffisamment de ressources, particulièrement en conditions de sécheresse. Les insectes mourraient dès lors de faim !
Or une fleur de tilleul produit en moyenne par jour 0,10-0,25 mg de sucres (environ 1 µL de nectar (fig. 1 b)), ce qui la place parmi les fleurs les plus riches et productives d’arbres attirant les insectes. Il est peu probable que la quantité soit tellement réduite en conditions de sécheresse que les insectes en meurent d’inanition.
Le pollen est très abondant : entre 1,5 et 3 millions de grains par fleur (fig. 1 a). Il est riche en phytostérols, en protéines (plus de 20 %), en acides aminés totaux et essentiels (fig. 1 c, d, e). Ces résultats confirment son utilité comme ressource en pollen pour les insectes sociaux.
La troisième hypothèse est liée à la durée de vie des insectes butineurs
Certains estiment que les tilleuls, et en particulier le tilleul argenté, fleurissent en fin de saison de butinage pour les bourdons et abeilles, et donc que les insectes morts sont simplement… vieux. Cependant, le tilleul argenté, dernier à fleurir, épanouit ses fleurs au plus tard mi-juillet en Belgique. Cette période ne peut pas vraiment être considérée comme la fin du butinage.


Finalement, la mortalité observée n’est-elle pas juste… normale ?
La production de fleurs est intense puisqu’entre 10.000 et 40.000 fleurs sont disponibles par m3 de canopée, selon les espèces de tilleuls et les individus. Les millions de fleurs offertes par arbre attirent des centaines d’insectes ! Or la durée de vie de chaque insecte est courte. Pensons en particulier que, chez Apis, ce sont les ouvrières les plus âgées qui se chargent du butinage par exemple.
La réponse à cette grande énigme ne serait-elle donc pas : les tilleuls étant plantés surtout en sites urbanisés, sans végétation au sol, les insectes morts sous leur canopée se verraient tout simplement plus ?

Références :

  • Crane, E. (1977) Dead bees under lime trees. Bee World 58 : 129-130
  • Illies, I. (2016) Linden als Bienenweide. LWF Wissen 78, 66-68
  • Jacquemart, A.-L., Moquet, L., Ouvrard, P., Quetin-Leclercq, J., Hérent, M.F.& Quinet, M. (2017) Tilia trees : toxic or valuable resources for pollinators ? Apidologie, Septembre 2017, en révision.
  • Madel, G. (1977) Poisoning of bumble bees by nectar of the silver lime Tilia tomentosa. Bonner. Zool. Beitrage 28, 149-154
  • Pawlikowski, T. (2010) Pollination activity of bees (Apoidea : Apiformes) visiting the flowers of Tilia cordata Mill. and Tilia tomentosa Moench in an urban environment. J. Apicult. Sci. 54, 73-79
  • Pigott, C. (2012) Lime-trees and basswoods : a biological monograph of the genus Tilia. Cambridge Univ Press, Cambridge, UK
  • Stinglhamber, W. (2017) Etude sur la toxicité du nectar et les insectes visiteurs de tilleuls indigènes et introduits. Travail de fin d’étude - Master Bio-ingénieur, UCL, 56 p.
  • Somme, L., Moquet, L., Quinet, M., Vanderplanck, M., Michez, D., Lognay, G., Wathelet, B., Jacquemart, A.L.(2016) Food in a row : urban trees offer valuable floral resources to pollinating insects. Urban Ecosyst. 19, 1149-1161
  • VKM (2017) Assessment of the potential connection between Tilia trees and bumblebee death. Scientific Opinion on the Panel on Alien Organisms and Trade in Endangered species of the Norwegian Scientific Committee for Food Safety. 15, 46 p. Oslo, Norway