La santé des abeilles, question d‘interactions

Noa Simon

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé de l’individu est la condition pour tout être vivant de jouir d’un bien-être physique, mental et social absolu.

La notion de santé va au-delà de la non-apparition de symptômes de maladies, et peut être expliquée comme le degré d’efficacité du métabolisme et des fonctions d’un être vivant, à l’échelle cellulaire et macroscopique (sociale). Si nous extrapolons ce concept aux abeilles mellifères, des colonies en bonne santé ne doivent pas montrer de symptômes de maladies, et la fonctionnalité de chaque abeille et de la colonie (sa cohésion et fonctionnement dans son intégralité) doivent rester indemnes. Pour les super organismes en étroites relations avec leur environnement, se maintenir en bonne santé peut constituer un réel défi.

Dans cet article nous analysons quelques interactions entre les facteurs potentiels affectant la santé des abeilles. La figure ci-dessous montre graphiquement la liste des facteurs de stress pour la santé des colonies, qui sont énumérés ici :
(1) facteurs de stress inhérents aux colonies d‘abeilles : (a) infestation de colonies par des parasites comme l‘acarien Varroa destructor ou autres ; (b) virus et maladies spécifiques d‘Apis mellifera en Europe (Nosema ceranae, etc.) ; (c) perte de diversité génétique (sélection des reines) ;
(2) facteurs de stress externes aux colonies d‘abeilles : (a) anthropisation de l‘environnement (urbanisation accrue, agriculture intensive, fragmentation de l‘environnement, perte d’habitat naturel), (b) utilisation de pesticides (agissant parfois en synergie), ce qui conduit à une diminution de la biodiversité et à la pollution des ressources alimentaires des abeilles ; (c) les conditions météorologiques et l‘impact du changement climatique ; (d) les espèces invasives (le frelon asiatique (Vespa velutina) et le petit coléoptère des ruches (Aethina tumida) ; (e) la gestion apicole ; (f) d‘autres facteurs de stress mis en avant mais explorés dans une moindre mesure : ondes électromagnétiques, rayonnements, etc. La situation pour les abeilles sauvages peut ressembler à la roue de la figure 1 (en omettant la gestion apicole).


Pesticides, parasites et diversité génétique

Il est bien connu que la forme de polygamie dans laquelle la femelle (la reine) s‘accouple avec un nombre variable de mâles (de 4 à 24) est l‘une des stratégies immunitaires des abeilles mellifères. Ce faisant, il existe une diversité de sous-familles au sein de la colonie. Cette diversité permet une meilleure adaptation de la colonie en tant que population à toute situation à laquelle elle peut être confrontée (plus grand stockage de nourriture, construction de rayons et croissance de la population1). Comme d’autres, ces caractères peuvent avoir un impact sur l‘exposition poten tielle et les effets des pesticides sur la
colonie, mais aussi sur la variabilité en termes de potentiel de détoxification et de résistance aux polluants, ainsi que sur la variabilité entre différentes saisons et différentes périodes au cours d‘une même saison apicole2. Récemment, Neumann et Blacquière3 ont émis l‘hypothèse que le manque de diversité génétique déjà existant au sein des colonies d‘abeilles mellifères après des années de sélection intensive de caractères défavorables en termes de santé des abeilles, a pu amener à une réduction de leur résistance, notamment au varroa. Mal heureusement, il ne s‘agit là que de spéculations qui ne sont étayées par aucune donnée et qui doivent être prises avec précaution.

Les sous-espèces d‘abeilles peuvent aussi être un facteur de variabilité. Les abeilles mellifères des écotypes caucasica et mellifera ont montré une sensibilité à l‘imidaclopride (pesticide néonicotinoïde) plus prononcé pour la première, avec une toxicité aiguë de 14 ng/abeille et 24 ng/abeille respectivement4 (en terme de DL50 - dose qui tue 50 % des individus exposés). Dans la même ligne, A.m. caucasica semble être moins sensible aux insecticides DDT et trichlorfon qu’ A.m. ligustica et A.m. carnica5. L‘auteur n‘a observé aucun impact de la consangui-nité sur la sensibilité des abeilles aux substances toxiques (basé sur très peu de répétitions).

Pesticides, pathogènes et parasites

Les pathogènes et le parasite Varroa des tructor sont des facteurs de stress intensément recherchés. La liste actuelle de pathogènes des abeilles mellifères est présentée ci-dessous. La simple présence de ces agents n‘indique pas le déclenche ment de la maladie.

Dernièrement sur le territoire belge, un certain nombre d‘agents pathogènes connus et nouveaux ont été trouvés. Une analyse statistique fait ressortir une corrélation positive significative entre la charge en agents pathogènes et les pertes de colonies7. Ils pourraient donc avoir un impact sur la mortalité hivernale. Cependant, les éléments environnementaux (pesticides…) n’ont pas été pris en compte dans l’étude de Ravoet et al. Par conséquence il n‘est pas possible de savoir si la prolifération de ces pathogènes a causé la mort ou a été la conséquence d‘un affaiblissement causé pour d‘autres facteurs. Un analyse des pathogènes présents sur les abeilles vous donne cependant une indication sur les risques liés à la présence d’agents pathogènes. En effet, les interactions entre pesticides et pathogènes ont été décrites auparavant par d’autres auteurs. Des interactions pathogènes-toxiques ont été mises en évidence dans les années 70 entre Nosema (apis vraisemblablement) et le DDT (organochloré) ou le trichlorfon (organophosphoré)5. Les abeilles deviennent plus sensibles lorsqu‘elles sont co-exposées à des pesticides comme les néonicotinoïdes8,9,10 ou le fipronil11,12 et Nosema ceranae. Les larves élevées dans de la cire fortement contaminée sont plus sensibles à Nosema ceranae13. Des interactions entre diffé rentes familles de pesticides comme les pyréthroïdes, les organophosphorés ou les néonicotinoïdes et différents virus (CBPV14, DWV15, BQCV17), ou varroa17 ont également été décrites. Récemment une réduction du taux d‘émergence a été constatée18 lorsque les larves d‘abeilles étaient co-exposées à la loque amé ricaine (soit 4000 spores/larve ou 800 spores/larve) et au thiaméthoxame à 0,6 ng/larve (DL50 thiaméthoxame = 5 ng/abeille). De plus, l‘exposition conjointe à 400 spores de larves de loque et de thiaméthoxame au cours du développement larvaire a entraîné une réduction de la capacité d‘apprentissage à l‘âge adulte. La combinaison du dimé thoate (120 ng/abeille) ou de la clothia nidine (32 ng/larve) et des spores de larves de loque américaine a également entraîné une augmentation de la mor talité larvaire, alors que l‘effet n‘a pas été observé pour la co-exposition avec le tau-fluvalinate (480 ng/larve)19. Il est intéressant de noter que les auteurs ont également décrit un appauvrissement immunitaire des larves exposées à ces combinaisons.


Pesticides, paysage et nutrition

Sauf quelques exceptions minoritaires20 plusieurs études et observations de terrain ont montré l‘incompatibilité des monocultures industrielles avec la bonne santé des colonies bien qu’il soit difficile de considérer la culture testée comme seule source d‘exposition aux pesticides, à moins que sa surface soit suffisamment importante pour représenter l’ensemble des apports du rucher21,22,23. L‘impact
négatif de la contamination par les pesticides sur la survie des colonies et de l‘utilisation des terres/zones de culture autour des ruchers a également été décrit dans plusieurs pays (Pays-Bas24, France25, États-Unis26,27)). Des observations similaires ont déjà été décrites pour les abeilles sauvages28,29. Cependant, il existe une grande controverse autour de l‘implication des pesticides et de l‘utilisation des terres (agricoles) sur les pertes de colonies d‘abeilles inhérentes à la variabilité des conditions environnementales, à la diversité des colonies, et à la fragmentation des données sur lesquelles les résultats sont basés.

La nutrition et la recherche de nourriture, tant en quantité qu‘en qualité, sont des facteurs clés de la santé des abeilles. Ces deux éléments déterminent la productivité et le dynamisme de la colonie, l‘immunocompétence des abeilles, et assurent d‘importants processus de régulation au sein de la colonie, comme l‘élevage du couvain et la thermorégulation30,31,32,33,34. La diversité des pollens est essentielle pour façonner la physiologie de l‘abeille : les abeilles nourries avec du pollen polyfloral (quatre origines polli niques différentes) vivent plus longtemps et sont plus résistantes aux maladies35 et aux pesticides36. Les analyses palyno logiques du pollen ou du pain d‘abeille peuvent identifier la diversité du pollen apporté à la colonie et établir s‘il existe un risque de carences nutritionnelles.

Pesticides et conditions météorologiques

Le climat est déterminant pour le sort des colonies d‘abeilles mellifères car il influence la qualité et la quantité de la nourriture et des sources d‘eau pour les pollinisateurs et les possibilités de butinage pour les abeilles. Il est bien connu que les abeilles mellifères réduisent leur activité de recherche de nourriture pendant les jours de pluie et lorsque les températures sont inférieures à 12ºC. Le climat peut également déterminer le devenir d‘autres facteurs de risque comme certaines espèces envahissantes, les pathogènes ou les pesticides. Il faut savoir que dans des conditions contrôlées , la toxicité des pesticides sur les abeilles varie selon la température et l‘hygrométrie5,37,38, la toxicité de certains pesticides augmentant à des températures plus élevées (les organophosphates, les carbamates et le fipronil), tandis qu’avec d‘autres elle diminue (néonicotinoïdes, DDT et pyréthroïdes). Une toxicité de la poussière avec néonicotinoïdes est accrue avec l‘humidité relative39.

Pesticides et gestion apicole

Tenant compte de l‘état de l‘entomofaune en Europe40, il apparait que les apiculteurs font un bon travail pour maintenir la population des abeilles mellifères. La surveillance de la santé des colonies et les actions correctrices nécessaires sont naturellement une clé pour aider les colonies à se maintenir en bonne santé lorsque d’autres facteurs sont présents (le diagramme se remplit). Par contre, il faut connaître les risques pour la santé des colonies des outils que nous utilisons.

Notre savoir faire doit intégrer notre décision d‘utiliser des pratiques zootechniques quand il faut et comme il faut. Nous utilisons des produits vétérinaires pour maintenir le niveau d‘infestation de varroa sous un seuil préoccupant. Dans certaines régions du monde, les anti biotiques sont autorisés pour contrô ler les microsporidies et les loques. Les acaricides et antibiotiques synthétiques laissent des résidus dans les matrices d‘abeilles, notamment dans la cire. Des nombreuses études ont montré les effets néfastes de l‘exposition ou la co-expo sition aux résidus d‘acaricides comme le tau-fluvalinate, le coumaphos, le fenpy roximate, l’amitraz et d‘autres insecti cides, fongicides ou herbicides sur les larves, les reines et les ouvrières41,42.

Conscients de ces interactions et de la prévalence des pathogènes dans la cire d‘abeille, les apiculteurs savent qu‘ils doivent changer les cadres de corps au moins une fois tous les cinq ans43. Ces rayons sont ensuite retirés du circuit de la cire. Il faut aussi être attentif à la qualité de la cire du commerce, car il n‘y a pas de normes de qualité établies par rapport à la teneur de résidus de pesticides, ou de spores de pathogènes.

Espèces invasives

Récemment deux espèces invasives, le frelon asiatique, Vespa velutina, et le petit coléoptère de la ruche, Aethina tumida, sont venues augmenter le stress mis sur les colonies. Ainsi, les mesures de surveillance et contrôle proposées, laissées sans div class="encadre"><pment, peuvent conduire à des problèmes d‘intoxications, car parfois des pesticides très toxiques sont utilisés dans le cadre de la destruction de nids, de la surveillance, ou de la désinsectisation du sol.

Vers une approche multifactorielle

Aujourd’hui, il est difficile, et peut-être dénué de sens, d‘identifier la cause principale des pertes de colonies dans le monde entier. La prévalence des para mètres susceptibles d‘affecter la santé des colonies d‘abeilles mellifères et leurs interactions diffèrent selon les endroits44. On peut cependant considérer qu’un « réseau de causes » (causal web) détermine le destin d’une colonie45. Des chercheurs ont ainsi proposé le modèle « camembert46 », qui implique une combinaison de plusieurs causes constitutives. Selon ce modèle, les pertes de colonies ne se produiraient que lorsque le camembert est complet. Par exemple, une combinaison de parasites, de pesticides et de carences alimentaires expliquerait les déclins d‘abeilles observés récemment47. Dans cette logique, plusieurs modèles mathématiques visent à prédire l‘impact des combinaisons de plusieurs facteurs sur la santé des abeilles48,49,50.

Malheureusement, cette approche multifactorielle nécessite énormément de données et sur le terrain, il n‘existe pratiquement jamais d‘ensemble de données intégrant tous les paramètres pertinents. Cette approche mutifactorielle est de plus en plus appli quée dans la recherche apicole. Ainsi, le projet BeeSyn lancé début 2018 en Belgique pour comprendre le rôle des contaminants sur la santé des colonies, prend en compte cette logique mul ti-stress et l‘origine de ces contaminants. Les chercheurs du CRA-W et de l‘Univer sité de Gand coordonnés par le CARI collaborent dans cette initiative. Elle commence par une campagne de monitoring auprès des ruchers situés dans des communes à bas et à haut risque de pertes hivernales (Fig. 1) ; ces niveaux de risque ont été estimés sur base des données communiquées par les apiculteurs belges lors de plusieurs enquêtes.

Que faire ?

L‘étude épidémiologique paneuropéenne sur les pertes de colonies51, a révélé que la Belgique est un pays avec des pertes de colonies élevées, mais avec très peu de cas cliniques de maladies comme la varroase, la nosémose, la loque ou le CBPV. L‘auteur de cet article pense que c‘est une indication de bonnes pratiques apicoles appliquées dans un environnement peu favorable, où le climat n‘aide pas.

Que faire aujourd’hui ? Côté pratiques apicoles, il faut continuer à travailler correctement, à surveiller le niveau d‘infestation de varroa et à constituer des fortes colonies. Côté environnement, même si c’est une tâche titanesque, vous n’êtes pas seul(e), communiquez vos observations à votre entourage, c‘est l’empathie qui change le monde. Côté climat, profitez des bons moments et souriez.

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