La consommation de sucre en apiculture

Victor HERMAN

Bien que les intrants en apiculture soient relativement limités, le sirop ou le candi restent tout de même des intrants importants au sein de l’activité apicole. Au vu de l’augmentation conjoncturelle du prix du sucre, cet article s’intéresse à la question du nourrissement d’un point de vue économique. Les apiculteurs et apicultrices de demain pourront-ils se permettre d’utiliser autant de sirop ou de candi qu’aujourd’hui ?
Pour éclairer notre lanterne à ce sujet, nous avons interrogé deux acteurs travaillant dans la filière des produits de nourrissement apicole. Il s’agit de Dominique Demets, Product manager Beefeed travaillant pour le groupe Südzucker (dont fait partie la Raffinerie Tirlemontoise) et Bruno De Wulf, secrétaire général de la Confédération des Betteraviers Belge (CBB - ASBL).

Historique du nourrissement en apiculture

Selon Johansson et al. (1976), le nourrissement a peut-être été l’une des premières manipulations en apiculture1. Les abeilles reçoivent depuis longtemps alors des mélanges de jus de fruits ou encore de miel. Ce n’est que plus tard que les nourrissements à base de sucre ont été utilisés. Une sorte de pâte sucrée aurait été préconisée à partir de 17663 et ce serait en 1768 que les premiers nourrissements liquides à base de sucre (sucre de canne) sont utilisés1. En ce qui concerne le sucre de betterave qui est aujourd’hui utilisé dans les produits de nourrissements, il a été rendu disponible au monde apicole dans les années 1950 - 1960. Dans un premier temps, les apiculteur-trices faisaient donc leurs sirops eux-mêmes à base de sucre de betterave (saccharose). Actuellement, les sirops du commerce sont riches en fructose et en glucose, ce qui représente un gain d’énergie pour l’abeille qui ne doit plus scinder la molécule de saccharose (processus d’inversion) pour obtenir des chaînes de sucres plus petites qu’elle sait digérer. La qualité des sirops s’est donc améliorée avec le temps. Selon Dominique Demets, c’est également dans les années 1960 que le groupe Südzucker s’est lancé dans la fabrication de produits de nourrissement apicole. Aujourd’hui, les apiculteur-trices achètent majoritairement leurs produits de nourrissement directement dans le commerce, principalement pour des raisons de praticité et d’économie de main d’œuvre4. En ce qui concerne le groupe Südzucker, leurs produits sont actuellement fabriqués en Allemagne (à partir de sucre allemand) pour ensuite être exportés partout en Europe.

La consommation du sucre d’aujourd’hui et de demain

Dans les années à venir, les évènements climatiques extrêmes promettent d’être de plus en plus fréquents (périodes de sécheresse, périodes pluvieuses,…). Selon ces prévisions, le nourrissement en apiculture sera certainement primordial pour pallier aux périodes de disette qui découleront de ces évènements extrêmes. Le dérèglement des saisons justifiera aussi certains nourrissements, par exemple lorsque les températures trop douces de fin de saison maintiennent les colonies en activité et les poussent ainsi à entamer leurs réserves initialement prévues pour passer l’hiver. L’apiculteur-trice devra être davantage attentif-ve aux besoins de ses colonies pour éventuellement combler un manque durant les périodes de disette, ces dernières pouvant être préjudiciables et potentiellement mortelles pour les colonies si elles ne disposent pas des ressources nécessaires pour passer outre. Dominique Demets explique qu’elle a pu constater ces 2 dernières années un plus grand attrait pour l’alimentation de substitution en apicultue (à cause de ces périodes de disette).

Évolution du marché des produits de nourrissement et du sucre

Comme expliqué par Dominique Demets, les prix des produits de nourrissement apicoles fabriqués à base de sucre de betterave sont fortement liés au marché du sucre (ce dernier étant l’ingrédient principal). Pour mieux comprendre et éventuellement anticiper l’évolution de ce marché, il faut revenir quelque peu sur son historique. Depuis 1968 jusqu’en 2016, le marché du sucre était régi par une « Organisation commune du marché du sucre » (OCM) basée sur un système de quotas de production et un soutien des prix. Autrement dit, les volumes de production et les prix de vente étaient définis au préalable. Bruno De Wulf affirme que le système de quotas et de prix garantis a permis au marché du sucre de jouir d’une stabilité extraordinaire pendant environ 50 ans.

Prix mondial du sucre blanc en €/tonne

En 2017, le secteur sucrier européen a pris un tournant important en se libéralisant et en rejetant le système des quotas (la récolte de 2017 a été la première récolte d’après quota). Cette décision a engendré une surproduction en sucre au niveau européen (les cultivateurs n’étant plus limités par des contraintes en volume de production) et in fine une diminution des prix de vente, le prix minimal de vente réglementaire de la tonne de sucre de betterave ayant aussi été abandonné avec les quotas (404 € la tonne). Cette diminution du prix de vente s’explique aussi par une surproduction mondiale de 10 millions de tonnes en 2017, le marché européen étant désormais soumis au marché mondial (car obligé d’exporter sa surproduction). Les cours européens sont restés très bas jusqu’en 2019 et la filière sucrière a été confrontée à une crise sans précédent. Alors que le marché européen fluctuait aux alentours de 550 € la tonne de sucre durant les quotas, le prix de vente en période de crise avoisinait les 300 € la tonne. Il s’en est donc suivi une diminution des productions les années suivantes et par conséquent une restructuration de la filière pour mieux s’adapter aux volumes de production.

Suite à cette restructuration, le secteur sucrier européen continue de produire mais en quantité plus limitée et ne vise plus l’exportation. Or, dans la conjoncture internationale actuelle (COVID, guerre en Ukraine, inondations en Inde,…), la production sucrière mondiale diminue et les approvisionnements deviennent de plus en plus tendus, ce qui a pour conséquence de faire remonter les cours mondiaux comme indiqué sur le graphe ci-dessus. En bleu on peut lire l’évolution du marché mondial et en brun l’évolution du marché européen.
Aujourd’hui, le prix du sucre explose de manière assez impressionnante. Le prix communiqué par la Commission européenne pour janvier a encore augmenté pour atteindre 773 €/t pour l’UE (+118 €/t par rapport à décembre 2022 et + 340 €/t par rapport à janvier 2022). Par rapport à l’année passée, le prix du sucre a presque doublé et le marché mondial n’a jamais été aussi haut depuis 15 ans selon Bruno De Wulf ! En ce qui concerne les prix des produits de nourrissement sucrés, selon Dominique Demets le prix des produits de nourrissement a suivi la même évolution.

En terme de prévisions, Bruno De Wulf estime que l’on peut s’attendre à ce que les futures récoltes de betteraves (en 2023 et 2024) soient valorisées à des tarifs extrêmement élevés (entre 500 et 800 € la tonne de sucre) même si cela reste très compliqué à prédire et que cela pourrait tout autant redescendre très vite. Ce phénomène d’extrême volatilité et d’imprévisibilité du marché du sucre est impressionnant et tout à fait récent. Comme dans toutes les commodités agricoles, la volatilité des marchés a explosé ces dernières années. Tout le monde va devoir s’y habituer et vivre avec, les apiculteurs et apicultrices inclus déclare Bruno De Wulf.

À contrario, si les cours du sucre venaient à diminuer pour atteindre des valeurs inférieures au coût de production à la tonne, ce serait problématique pour le secteur sucrier. En effet, les coûts en intrants de la culture de betterave et du secteur sucrier sont de plus en plus salés (sans mauvais jeu de mot). Les nouvelles contraintes de production pour les cultures de betteraves (notamment dû à l’interdiction des néonicotinoïdes) participent aussi au gonflement des coûts de production.

Un premier danger suite à cette augmentation des coûts de production est la fermeture des sucreries, fort dommageable pour le secteur. Une sucrerie qui ferme ses portes ne les réouvre effectivement jamais. Un deuxième danger est que les industriels soient alors tentés de s’approvisionner en sucre meilleur marché provenant de cultures n’étant pas soumises à ces mêmes contraintes de production, explique Bruno De Wulf. Au Brésil par exemple, il affirme que la majorité des produits phytosanitaires utilisés sont interdits en Europe. En tant qu’apiculteur-trice, il serait alors paradoxal d’acheter un produit de nourrissement à base de sucre produit dans un pays n’interdisant pas les néonicotinoïdes…

Comment réagir face à ce constat en tant qu’apiculteur-trice ?

Plusieurs solutions existent afin de diminuer l’impact de cette volatilité des prix sur son exploitation apicole.
Dans un premier temps, il faut rester attentif à l’évolution des cours du sucre afin de s’approvisionner lorsque les cours du marché ne sont pas trop élevés et éventuellement faire des stocks si les conditions de stockage sont bonnes (attention au HMF). Bruno De Wulf insiste sur le fait que celui ou celle qui n’anticipera pas demain sera davantage soumis aux variations du marché du sucre.

Dans un second temps, il s’agit de diminuer sa consommation de produits de nourrissement à base de sucre afin d’être moins vulnérable aux fluctuations du cours du marché. Cela consiste par exemple à travailler avec une abeille moins consommatrice en sucre ou encore à mieux isoler ses ruches (avec un isolant dans le couvre cadre, en utilisant des partitions isolantes,…). Bien que ce ne soit toujours pas d’actualité, il sera peut-être un jour plus rentable d’un point de vue purement économique de nourrir ses abeilles avec un sirop de miel fait maison plutôt qu’avec du sirop de sucre acheté dans le commerce. Dans ce cas, il faudra veiller à utiliser du miel de qualité produit dans son propre rucher (pour éviter les risques de contamination) et non un miel de miellat qui pourrait causer des soucis digestifs aux abeilles.

Attention à ne pas se laisser tenter par des sirops meilleur marché mais de moins bonne qualité !

Dans les circonstances actuelles d’augmentation des prix du marché du sucre, les apiculteurs-trices pourraient être tenté-es d’acheter des produits meilleurmarché mais souvent de moins bonne qualité. Tous les sirops de nourrissement pour abeilles ne proviennent pas que du sucre de betterave mais peuvent aussi être obtenus à partir de sucre de maïs, de riz ou de froment. Il est vraiment important de casser les longues chaînes d’amidon que contiennent ces sirops (processus d’inversion) en sucres simples afin de les rendre digestibles par l’abeille. Cependant, en fonction de la qualité du travail d’inversion, on peut retrouver des chaînes de sucre trop longues dans certains sirops de mauvaise qualité qui ne pourront alors pas être digérées par les abeilles. Cette mauvaise digestion leur donne la diarrhée et c’est la raison pour laquelle il faut absolument éviter ces sirops de mauvaise qualité. Récupérer de vieux sirops mal stockés peut aussi représenter un certain risque quant à la quantité de HMF qu’ils pourraient contenir.

Bibliographie

  • 1. T. S. K. Johansson & M. P. Johansson (1976) Beekeeping techniques, Bee World, 57:4, 137-143, DOI : 10.1080/0005772X.1976.11097616
  • 2. T. S. K. Johansson & M. P. Johansson (1977) Beekeeping techniques, Bee World, 58:1, 11-18, DOI : 10.1080/0005772X.1977.11097631
  • 3. T. S. K. Johansson & M. P. Johansson (1977) Beekeeping techniques, Bee World, 58:2, 49-52, DOI : 10.1080/0005772X.1977.11097641
  • 4. Guerriat (2017), être performant en apiculture, comprendre ses abeilles et les élever en harmonie avec le nature.