EDITO : Les biens communs et l’économie de marché

Agnès FAYET

Un apiculteur sait l’importance du saule marsault pour les abeilles au démarrage de la saison apicole. C’est un arbre capital pour sa valeur pollinifère et nectarifère. Installer ses ruches près d’un saule, c’est leur faire bénéficier d’un bon démarrage si la météo est propice. Il y a symbiose entre l’arbre et l’abeille. Avec le saule mais aussi avec le tilleul, le châtaignier… Pour les économistes, le saule est toutefois une non-valeur. Entendez par là qu’on ne lui reconnait aucune valeur marchande. Qu’importe donc que les castors les fassent tomber ? Qu’importe que les tronçonneuses les abattent ? On parle beaucoup (trop) des arbres comme des ressources et trop peu comme des alliés de la stabilité des écosystèmes et comme des protecteurs face aux modifications du climat. Leurs qualités sont nombreuses. Ils aèrent, nourrissent, humidifient et structurent le sol. Ils sont bénéfiques aux pollinisateurs et à la petite faune. Et puis, les forêts font tomber la pluie…

Et les hommes font tomber les forêts. Que ce soit au bout du monde ou en Europe, l’exploitation forestière (vilain terme) constitue la plus ancienne cause de déforestation. « La coupe à blanc » est néfaste et prive la forêt de son équilibre naturel. On replante parfois, me direz-vous. On replante, souvent des monocultures, en rang d’oignons. L’homme ne rétablit pas un écosystème forestier. Il peut toutefois accompagner la régénération naturelle des forêts, veiller à la diversité des essences, faire cohabiter des arbres d’âges variés entre eux, jouer la carte de la diversité sylvicole pour mieux faire face aux aléas sanitaires et climatiques que subissent les forêts.

La forêt, l’équilibre climatique, la richesse marine - et j’en passe - tombent aujourd’hui sous les coups de butoir du commerce international. L’économie de marché, qui érige le profit en valeur suprême, met en danger les écosystèmes mais aussi certaines productions et certains métiers. C’est le cas de l’apiculture en Europe qui subit la concurrence déloyale de produits d’importation qui n’ont parfois de miel que le nom. Il est temps d’en prendre conscience et de prendre des mesures politiques fortes pour protéger notre apiculture. Il est important, bien sûr, d’inciter les consommateurs à privilégier les miels locaux, tracés, dont les producteurs ont un objectif de qualité. Cela ne suffira pas sans mesures fortes au niveau européen. Nous applaudissons l’action européenne coordonnée pour mesurer l’incidence des miels d’importation frelatés. La DG SANTE de la Commission européenne, avec l’aide du Centre commun de recherche (JRC) et de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a permis de révéler des fraudes et des techniques frauduleuses mais aussi certaines limites des mesures de détection. Les contrôles doivent être renforcés et les techniques de détection améliorées et adaptées à la réalité. Une vraie traçabilité du miel est demandée par les syndicats d’apiculteurs : croisons les doigts pour que la révision de la Directive Miel européenne (attendue prochainement) en tienne compte.
Le sucre aussi est soumis aux aléas du marché et subit des fluctuations. Le cours du sucre oscille aujourd’hui entre 500 et 700 euros la tonne sur le marché international. Ces valeurs plutôt hautes sont expliquées dans la revue « Réussir Apiculture » du 1° trimestre 2023 par la concurrence exercée par les 3 premiers pays producteurs, le Brésil, l’Inde et la Thaïlande, qui se disputent le marché. Dans ce contexte, la question de l’origine du sucre de nourrissement donné aux abeilles est appropriée. Quelles sont les conditions de production des sirops et candis qui entrent dans la ruche ? Le savons-nous ?

Si ce numéro est fortement tourné vers l’économie, nous vous emmenons aussi au cœur de la ruche et en Polynésie. Un grand écart qui sera dépaysant, nous l’espérons. La saison démarre enfin et il y a fort à parier que nous allons connaître un grand emballement dans les ruchers après un début de saison un peu laborieux dans bien des cas. Belle saison à vous ! Protégez correctement vos colonies, prenez des décisions en conscience… et parlez autour de vous de la valeur des arbres, nos meilleurs alliés. Comme le dit Vandana Shiva, « il est temps d’ouvrir les yeux et de défendre tous les « biens communs » de notre existence*. »

*Vandana Shiva, « Faire fleurir l’avenir », Éditions de l’Aube, 2021.