Des reines plein les yeux

François Rongvaux - Agnès FAYET


François Rongvaux est apiculteur depuis plus de 50 ans et éleveur depuis 30 ans dans le sud de la Province de Luxembourg, en Belgique. Au moment où il a commencé à élever l’abeille Buckfast, après avoir élevé l’abeille noire, il a simplement répondu à une demande des apiculteurs des environs et a tout naturellement commencé son travail d’élevage, un travail qui correspond aux qualités qui sont les siennes. Depuis, il ne compte pas son temps pour son élevage et permet à un réseau d’apiculteurs d’élever une abeille Buckfast de qualité.


Pouvez-vous résumer votre travail d’éleveur ?

Je pratique un enlarvement tous les 5 jours. J’enlarve à chaque série 6 barrettes de 14 soit 84 cellules parmi 2 à 3 lignées différentes en provenance des sélectionneurs avec lesquels je travaille (Jos Guth et José Artus). Après l’operculation des cellules royales, elles sont retirées des éleveuses et mises en couveuse jusqu’à leur introduction en ruchettes, un ou deux jours avant la naissance. Le prélèvement des larves se fait dans mes colonies raceuses (lesquelles comportent quasi exclusivement des reines provenant de fécondation naturelle.) A Saint-Léger et aux environs, les apiculteurs sont tous en race Buckfast. Le rucher-école Sud Luxembourg dispose de 28 ruches en Buckfast appartenant aux élèves, outre les colonies des autres apiculteurs du village. Le rucher tampon a également des colonies Buckfast. Je dispose ainsi dans un rayon de 5 km, de 80 à 100 colonies Buckfast. On peut garantir la pureté à 95 %. Bien sûr, nous sommes à 6 kilomètres de la France à vol d’abeilles et là, rien n’est garanti mais toute colonie agressive est éliminée. L’élevage se fait dans de bonnes colonies éleveuses mais orphelines, dotées de beaucoup de nourrices (elles sont renforcées tous les 10 jours par un ou deux cadres de couvain naissant.) Il n’est pas toujours facile de maintenir la douceur des colonies éleveuses du fait de cet apport d’abeilles de diverses colonies. J’essaie de prélever les cadres de couvain dans les colonies raceuses qui doivent être déforcées. En milieu de saison, je change généralement de colonies éleveuses quand elles ralentissent l’élevage : j’en fais une ou deux ruchettes avec de jeunes reines.
Toutes les reines d’élevage naissent en ruchette sauf une dizaine qui naissent en couveuse protégées par des bigoudis pour éviter qu’elles ne détruisent les autres cellules royales (ce qu’elles font même dans un milieu qui n’est pas naturel comme la couveuse 1h après leur naissance). Les reines de mes colonies raceuses sont toutes changées en août. Les anciennes reines sont placées en ruchette 6 cadres ou en miniplus si elles en valent la peine puis examinées et réutilisées l’année suivante. Je remplace immédiatement les anciennes reines raceuses dès leur enlèvement par des jeunes reines sélectionnées tant que la colonie est encore en pleine harmonie.

Quel est votre volume de production ?

Je me limite à un maximum de 120 Miniplus et à la production (avec mon collaborateur Gérard) de 60/70 colonies sur une saison. On peut dire que je produis 2 à 3 reines par Miniplus sur une saison. C’est évidemment insuffisant pour répondre à la demande. Il y a une pénurie de reines et une pénurie d’éleveurs si l’on se base sur la nécessité de conserver un minimum de douceur dans les ruchers pour éviter les problèmes que l’agressivité des hybridations peut engendrer : visites difficiles, problèmes de voisinage… Il est impératif de maintenir et de protéger les centres d’élevage, quelle que soit la race, noire, Buckfast ou carnica. C’est une question d’éthique.

Sur la base de quels critères élevez-vous ?

Je prélève les larves dans les colonies avec reine sélectionnée qui se développent le mieux au printemps. Les très bonnes reines sont gardées 2 ou 3 ans en Miniplus pour qu’elles ne s’épuisent pas.
La sélection est évidemment faite sur le développement de la colonie puisque cela conditionne la qualité du couvain, la résistance de la colonie aux maladies et la production de miel. Le comportement à l’hivernage est plus difficile à vérifier. Il s’observe sur les filles des reines élevées. Le premier critère pour moi reste la douceur, pour ne pas décourager les apiculteurs, en particulier les novices. Le caractère hygiénique est vérifié en amont par les sélectionneurs. A mon niveau, je ne pratique pas les tests hygiéniques. Je vérifie simplement la concentration du couvain et la propreté de la colonie. L’état de santé des colonies est aussi systématiquement contrôlé, en particulier le couvain. Je suis attentif à l’odeur de la ruche pour éviter tout démarrage de cas de loque.

Qu’est-ce qui vous paraît vraiment capital pour faire un bon élevage ?

Il faut être très précis au moment de l’enlarvement. Cela signifie prélever des larves de 12 à 24 h. maximum mais aussi respecter un rythme précis (tous les 5 jours). J’ajoute toujours une goutte de gelée royale diluée à 50 % au fond de la cupule. Cela permet une bonne acceptation, meilleure qu’avec un picking à sec. Cela empêche aussi la jeune larve de se dessécher. Je tiens aussi à vérifier que les reines qui sortent des Miniplus soient en ponte depuis trois semaines et produisent ainsi un maximum de phéromones. Cela minimise les échecs à l’introduction dans les ruches de production.
Il faut aussi être précis administrativement parlant. Je pratique une traçabilité absolue de ma production. Pour chaque Miniplus, une fiche indique la lignée de la reine, la date de l’émergence, le début de ponte, les problèmes éventuels, son marquage avec numérotation et nom du client. J’ai des codes personnels pour la rapidité des annotations. J’ai aussi des codes visuels au rucher, pour repérer facilement les Miniplus qui nécessitent une intervention.

A ce propos, comment expliquez-vous les échecs à l’introduction des reines ?

Il faut tout d’abord, évidemment, vérifier que la colonie est bien orpheline avant d’introduire la nouvelle reine. On n’élève pas des reines pour qu’elles soient tuées ! On peut facilement tester qu’une colonie est orpheline en ajoutant un peu de couvain ouvert. Au bout de 5 à 7 jours, il devrait y avoir des cellules royales si elle est orpheline. Après l’enlèvement de la vieille reine, il ne faut pas attendre 10 jours pour réintroduire une reine comme certains le préconisent encore. Une colonie sans reine aussi longtemps est déstabilisée. Il y a beaucoup d’échecs liés à l’introduction de reines dans des colonies orphelines depuis un certain temps car il y a des ouvrières prêtes à pondre. La technique que je pratique est la suivante. Je place la vieille reine en cagette dans sa ruche et je la laisse une journée pour que la colonie se calme. Le lendemain, je mets la nouvelle reine en cagette à la place de l’ancienne. 2 jours plus tard, je casse le clip de la cagette Nicot pour qu’elle soit naturellement libérée par les abeilles. Il faut veiller à ce que la cagette ne soit pas trop compressée entre les cadres pour permettre les échanges entre les abeilles et la nouvelle reine. Pendant deux semaines consécutives, par précaution, je vérifie qu’il n’y a pas de cellules royales. Il faut aussi vérifier où se trouve la reine introduite. Si elle est en bas de cadre, loin du nid à couvain, elle est simplement tolérée par la colonie. On ne la laisse pas pondre. Ce n’est pas bon signe ! Mais avec cette méthode, j’ai un bon pourcentage d’acceptation : 9 reines sur 10 reines sont acceptées sans problème.



Que conseillez-vous pour remérer une colonie orpheline depuis un certain temps ?

Je mets 1 ou 2 cadres de couvain naissant et j’introduis une reine d’un an, plus expérimentée et résistante qu’une jeune reine. Elle pourra prendre le dessus sur la colonie orpheline avec des ouvrières pondeuses. Cette reine reste en cage Iltis entre les cadres de couvain pendant 5 à 10 jours. Après un mois de ponte, on remplace cette vieille reine par une jeune reine selon le principe
déjà expliqué.

Dans votre activité d’éleveur, comment avez-vous le temps de pratiquer la lutte contre l’essaimage ?

Je ne visite pas systématiquement mes colonies toutes les semaines. J’accepte l’idée d’un essaimage. Il est récupérable ! La destruction des cellules royales est trop contraignante et aléatoire. On peut en oublier facilement et cela prend du temps. J’ai remarqué que l’exposition du rucher est importante. Les ruches bien ensoleillées le matin sont poussées à l’essaimage. Chez moi, les ruches sont ombragées et font pourtant de bonnes récoltes. Par contre, j’ai peu d’essaimage (aucun cette année).

Quand démarrez-vous la saison d’élevage ? Combien de temps dure-t-elle ?

Je démarre toujours aux alentours du 1e mai, à quelques jours près. En tout cas, ce n’est jamais avant le 25 avril pour que les conditions environnementales soient bonnes et que les populations d’abeilles soient suffisamment développées. Ensuite, c’est rythmé par l’enlarvement tous les 5 jours jusqu’au 10 août environ. Les fécondations sont possibles jusqu’au 15/20 septembre en fonction de la météo mais les reines fécondées tardent souvent à pondre à cause des nuits plus fraîches. Il faut vraiment de bonnes conditions météo d’arrière-saison. J’ai remarqué que les jeunes colonies dont la reine ne pond pas début août, passent difficilement l’hiver.

Diriez-vous qu’il y a un impact du dérèglement climatique sur votre travail d’éleveur ?

Il n’y a pas vraiment d’impact sur les colonies éleveuses. Les conséquences se font surtout sentir sur les fécondations qui sont devenues vraiment aléatoires. C’est aussi la difficulté qu’ont les colonies pour trouver des ressources, en particulier du pollen, essentiel pour élever le couvain dans de bonnes conditions. On note aussi des épisodes météo plus difficiles dans le sens où ils sont excessifs. S’il y a trop de pluie, les reines retardent évidemment le vol nuptial. S’il y a du vent, elles s’orientent mal et se perdent au retour. S’il fait trop sec, les risques de carence en pollen augmentent. Récolter du pollen pour le rendre aux abeilles lorsqu’elles en ont besoin est peut-être une solution mais c’est aussi beaucoup de travail en plus.

Avez-vous remarqué des problèmes liés à la santé des reines ?

Des reines en bonne santé se caractérisent par un beau nid à couvain. En Buckfast, les reines sont normalement très prolifiques. Il m’arrive maintenant de voir des reines qui pondent bien et puis soudain ne pondent plus, des reines qui démarrent bien leur ponte au printemps et qui s’arrêtent au bout de quelques semaines. Il y a aussi le problème des mauvaises fécondations comme on a pu le remarquer l’an dernier. Les reines nées en juin 2016 n’ont pas pu être fécondées correctement. Cela s’explique par les mauvaises conditions météorologiques dans ce cas. Mais la météo n’explique pas tout. On peut aussi mettre en question les produits de traitement contre varroa qui ont forcément une influence sur la santé des reines dans la mesure où il s’agit de biocides. Pour le traitement d’hiver à l’acide oxalique, quel est l’impact sur la reine si elle entre en contact avec le produit ? La lutte biotechnique est difficile voire impossible à conduire dans un rucher important. J’utilise l’Apivar pour le moment. Je pense qu’il est nécessaire de trouver une méthode simple pour le commun des apiculteurs, sinon ils ne traiteront plus et on risque alors une réinfestation des ruchers qui sont bien suivis. Les pesticides ? Ici, dans mon secteur, je ne peux pas incriminer les pesticides. Je ne suis pas dans une zone de production agricole intensive et il n’y a pas de conséquences sur mon élevage.




Quels sont les meilleurs atouts d’un éleveur ?

Il doit disposer de beaucoup de temps et être très précis dans les opérations et dans le suivi de son travail. J’ai le bonheur de pouvoir compter sur l’aide de Gérard, un jeune collaborateur très compétent. A quelques heures près, je connais la date de naissance de mes reines et la date du début de ponte. Un éleveur doit aussi avoir une bonne vue pour l’enlarvement et beaucoup d’hygiène. Autre atout de taille : travailler avec un sélectionneur de qualité. Il manque d’éleveurs mais il manque encore plus de sélectionneurs. C’est un travail difficile qui demande beaucoup de sensibilité et beaucoup de recul puisqu’on ne peut juger de sa sélection qu’après 2 ou 3 ans seulement.