Les deux associés produisent du pollen et du miel, font de l‘élevage de reines et ont déjà 450 colonies. Ils terminent 2020 avec un bilan encourageant. Cet entretien réalisé alors que se termine leur première année souligne l’optimisme et le dynamisme inoxydable des deux collaborateurs .
Pierre-Antoine Couvreur
Ingénieur agronome d’origine tournaisienne, Pierre-Antoine a fait ses premiers pas en apiculture aux côtés de l’éleveur d’abeilles noires Edouard Therville. Après une dizaine d’années passées à l’étranger dans l’agro-industrie, il recommence une carrière en apiculture. « Pour ne pas me lancer seul dans une aventure qui comportait quelques risques, j’ai impliqué d’autres personnes dans le projet, dont Mathieu. »
Mathieu Decoster
Lui aussi ingénieur agronome, il a travaillé dans les compléments alimentaires bovins et la prophylaxie des maladies bovines. Ce fils d’agriculteurs s’est vite laissé convaincre par « le projet pétillant » de Pierre-Antoine et son approche agricole-élevage a été précieuse au moment de préparer le dossier d’installation et continue d’être plus que pertinente dans la relation apiculture-agriculture.
AF - On peut partir d’une constatation. Les mondes apicole et agricole vivent l’un à côté de l’autre mais se parlent peu. Comment contribuer à améliorer cette situation ?
PAC - L’évolution est déjà en cours du côté des agriculteurs. Du côté des apiculteurs, une évolution positive serait de reconnaître les efforts fournis par les agriculteurs. Ils ne se sentent pas reconnus dans les efforts qu’ils font en faveur de la biodiversité. Tous les agriculteurs ne jouent pas le jeu, mais beaucoup sont en train de changer dans le bon sens.. Et ce n’est jamais assez. Il faut les encourager à continuer dans cette évolution plutôt que de répéter qu’il faut en faire encore plus.
Ensuite, il ne faut pas avoir peur d’aller leur parler. Je suis apiculteur ; plutôt que de juger que mon voisin agriculteur est un pollueur, je peux aller discuter avec lui, dire quelles sont mes contraintes en tant qu’apiculteur et écouter ses contraintes d’agriculteur. Il faut lui dire « voilà, j’ai un rucher dans le petit bois à côté de votre parcelle. Si vous devez pulvériser un insecticide pour préserver votre production, pouvez-vous me prévenir pour que j’organise la protection de mes abeilles ? Parce que vous n’avez pas envie de tuer mes abeilles mais c’est ce que vous allez faire malgré vous en pulvérisant. Présenté comme ça, il y a 99 chances sur 100 pour que l’agriculteur soit attentif aux contraintes de l’apiculteur qui, lui, reconnait qu’il est obligé de traiter dans certains cas pour sa survie financière. Aujourd’hui, on va plutôt militer, faire du bruit et se faire un ennemi de son voisin. Je prends le parti de l’agriculteur en disant cela. Je me mets à sa place.
AF - Donc, de votre point de vue, l’apiculteur lanceur d’alerte qui milite pour qu’il y ait une évolution du modèle agricole, ne s’engage pas dans une voie efficace ? Pen sez-vous que cette évolution soit néces saire ?
PAC - Oui, cette évolution du monde agricole est nécessaire. Elle est fondamentale. Mais je pense qu’elle irait plus vite si on essayait l’approche de la discussion avec les agriculteurs. J’ai peu d’expérience. Je suis en train d’apprendre ce que le quotidien va faire de mon futur, mais j’ai l’impression qu’on est passé assez vite dans l’opposition, dans le cri. Il faut des lanceurs d’alerte mais il faut aussi des démarches constructives. Certaines choses à faire sont de l’ordre du bon voisinage.
MD - Je vais te donner un exemple. On a été contactés par un voisin agriculteur qui cultive du colza. Il a été ravi que nos ruches soient là parce qu’il allait légèrement augmenter son rendement. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas pulvériser. Il n’est pas en bio mais il s’est arrangé pour ne faire qu’un traite
ment. Pas d’herbicide, pas d’insecticides. On était déjà très surpris. Il fait tout ce qu’il faut pour que ça se passe bien lors de son traitement. Il nous a aussi présenté ce qu’il fait dans son quotidien. Il sème 10 hectares de fleurs qui restent 3 mois durant la belle saison. Du sarrasin, du sainfoin, pour couvrir ses sols et pour qu’il n’y ait pas de lessivage et d’érosion. Le gars est un partenaire super important !
PAC - Et on ne l’a pas rencontré dans une salle, artificiellement, à l’occasion d’un séminaire ou d’une réunion apiculteurs-agriculteurs où les coqs vont monter sur leurs tas de fumier pour parler plus fort que les autres. Il faut aller parler à ses voisins.
AF - Ce qui est surprenant avec vous, c’est vous êtes à la fois apiculteurs et agriculteurs au sens où vous semez, vous plantez, vous avez du terrain. Pourquoi avoir fait ce choix et qu’est-ce qu’il vous apporte ?
MD - L’idée de départ a été que pour faire du miel, il faut des zones boisées, des zones sûres, pour garantir aux abeilles une alimentation la plus continue possible sur toute la saison apicole. Si on veut produire et avoir des ruchers conséquents, on n’a pas assez de bois en Belgique. Il faut des massifs importants. Et si on veut optimiser nos tournées, c’est compliqué. Pourquoi est-ce qu’on ne produirait pas des champs de fleurs, pour quoi pas une production agricole pour « dérisquer » les miellées de printemps et d’été. Si on peut avoir une miellée en plus, prenons là. Et on a donc fait un test qui a bien fonctionné cette année. On a semé de la phacélie. S’il avait plu pendant les 3 ou 4 semaines de floraison, ça n’aurait pas marché évidemment.
PAC - J’ajoute aussi un autre élément dans la réflexion qui nous a conduit à faire cet essai. On connaît tous le trou de miellée en Belgique. On a une saison ultra courte : 4 mois en gros pour faire notre année. On s’est dit que 4 mois c’est trop court si on considère les risques météorologiques. En sachant qu’il y a dans ces 4 mois 2 semaines de vide, on s’est dit : qu’est-ce qu’on peut faire pour produire quelque chose ? Il faut créer un fleurissement pendant le trou de miellée pour créer des zones avec de la nourri ture, pour que la dynamique reste bonne dans le couvain et que les ruches soient en bonne santé pour aborder la miellée d’été. En théorie, on avait plusieurs options. On en a conservé 2 : la moutarde et la phacélie. Notre contrainte était aussi que ça n’ait pas un impact négatif sur les terres agricoles. La luzerne était une bonne option aussi. Une meilleure même, à cet égard, mais elle fleurit après le trou de miellée donc ça n’avait pas d’intérêt pour nous. Pourquoi notre choix s’est finalement porté sur la phacélie plutôt que la moutarde ? On sortait d’une crucifère avec le colza. Et on a pensé qu’il serait intéressant d’avoir un produit totalement différent de celui récolté à la miellée de printemps.
MD - Et puis le pollen est très beau, mauve.
AF - Vous valorisez ces cultures en produisant miel et pollen monofloraux ?
PAC - Oui, une valorisation pendant le trou de miellée. Pour nous, ça ne présente pas d’intérêt de cultiver quelque chose en même temps que ce que la nature nous fournit déjà.
AF - Est-ce une idée qui vous est venue très vite dans la création de votre projet ou au contraire est-elle plutôt tardive ?
PAC - C’est venu assez vite. On a une période de travail trop courte. Les chan gements climatiques sont un danger en soi, mais dans le cas précis de l’apiculture, je ne suis pas sûr que ce soit un danger. Est-ce que le changement climatique est préjudiciable aux abeilles ou pas ? Moi j’ai tendance à en penser du bien. Il y a comme une migration des zones agricoles vers le Nord. On est ici dans une zone peu propice à l’apiculture qui va probable ment le devenir. Notre énorme avantage a été que Mathieu est fils d’agriculteurs. Cela a facilité notre accès à la terre.
MD - On loue la terre à la ferme de mes parents. D’habitude, ce qui se fait, c’est une location pour mettre des pommes de terre ou du lin. Pas un champ de fleurs. Ce n’est pas dans les gênes. Un fermier fait du froment parce qu’il a une mois sonneuse dans le garage. C’est classique. Quand on en discute avec d’autres agriculteurs, par exemple dans le Condroz, on remarque que ce mécanisme de réflexion évolue. L’envie n’est plus de produire pour produire. La céréale produite en Belgique n’est plus consommée en Belgique. On en fait du bioéthanol, on nourrit les cochons ou les vaches, mais on ne fait pas de pain. L’agriculture s’est toujours adaptée au progrès pour assouvir les besoins des consommateurs : révolution verte, engrais, tracteurs, etc. Aujourd’hui, le consommateur a tout ce qu’il faut. Et le modèle n’est plus adapté à ce qu’il veut. Il veut manger local, des légumes produits en Belgique. Mais pour l’instant, l’horticulture belge ne peut pas subvenir aux besoins locaux. L’agriculteur doit aujourd’hui se poser la question de savoir s’il ne devrait pas consacrer une partie de ses hectares cultivés pour de la transformation et de la valorisation directe. In fine, cela peut recréer une dynamique, de l’emploi. La génération actuelle commence à changer. Et il faudrait que ça change plus vite.
AF - C’est bien d’être en tandem pour écouter le point de vue de l’autre, en effet !
PAC - Oui, oui. Au départ, on avait une approche très différente des problèmes. Il y en a parfois un qui a un avis très tran ché, ou trop optimiste. En opposant nos idées, il y a des alternatives qui émer gent. Parfois, on se laisse le temps de la réflexion et la réponse prend forme. Pour changer un mode de vie, il faut parfois beaucoup de temps.
MD - Tout n’est pas rose pendant la saison et en hiver non plus parce que l’on doit trouver des débouchés commerciaux pour nos produits. On a parfois des échecs. Quand on est à deux, psychologiquement, il est plus facile de rebondir. Et par ailleurs, en saison, dans le feu de l’action, physiquement, c’est plus simple à deux. Ce n’est pas 1 + 1 = 2 mais 1 + 1 = 3 ! Il y a une vraie démultiplication de l’énergie.
AF - Vous faites l’économie de travailleurs saisonniers. Vous envisagez de continuer comme ça ?
PAC - On ne va pas se mentir, si on avait des personnes qui venaient donner un coup de main en saison en échange d’une formation par exemple, si on pouvait comme ça soulager notre charge de travail en tuyautant des apiculteurs qui veulent s’installer demain et qui pourraient à l’avenir venir acheter leur matériel génétique chez nous, on serait heureux. On a envie que notre modèle essaime.
AF - Vous êtes prêts à mettre le pied à l’étrier à des jeunes en échange d’un coup de main ?
PAC - Si des personnes en reconversion professionnelle ont envie de se lancer mais s’ils ont peur, s’ils n’ont pas l’expérience, s’ils ne comprennent pas où ils vont, ils peuvent venir se faire la main chez nous pendant quelques semaines.
MD - L’apiculture, ce n’est rien de compli qué (rire). Ce ne sont que de tous petits détails l’un derrière l’autre avec une chro nologie super importante.
AF - L’apiculture serait donc un élevage de détails ?
PAC - Tous nos échecs sont le fait d’un petit détail. On applique toutes les règles de base et puis il y a un tout petit para mètre dont on n’a pas tenu compte.
MD - Pour l’élevage de reines on est main tenant entre 85 et 95 % d’acceptation de nos cupules. Et ce ne sont que des petits détails…
AF - Vous avez clairement opté pour la pluriactivité toujours pour minimiser vos risques. Parmi ces activités, vous faites de l’élevage de reines. Vous pouvez nous en parler ?
PAC - Nous le considérons comme le gros pilier de notre activité sur du long terme. On élève des Buckfast et des abeilles noires. Dans la même idée que l’on ne doit pas opposer apiculteurs et agriculteurs, on ne doit pas opposer les éleveurs d’abeilles entre eux. Il y a de la place pour tout le monde. En arrivant dans une nouvelle zone, je vais m’inquiéter de savoir qui sont les voisins et quelles abeilles ils élèvent. Je choisirai la race de mes abeilles pour ne pas déranger mes voisins. Cela fait partie des réflexes de base que les apiculteurs devraient avoir. C’est « criminel » de venir installer des ruches Buckfast dans des zones où les apiculteurs élèvent des noires au mêmetitre que c’est « criminel » de placer des colonies noires quand on sait que le voisin est éleveur de Buckfast. Nous, on a envie de rendre disponible l’élevage d’abeilles noires et d’abeilles Buckfast. On va chez Mellifica dont on est membre pour faire féconder nos reines vierges. Elles arrivent sans mâles Buckfast. On veut du qualitatif. On fait vraiment attention à la manière dont on mène les deux élevages de front.
MD - Et la station Buckfast est gérée comme toutes les stations Buckfast en Europe : saturation en mâles, sélection des lignées… Nous sommes rentrés dans le programme Arista cette année. On participe avec l’objectif à long terme de ne plus traiter nos ruches. Il y aura un gros effort de communication à fournir le moment venu. On n’y est pas encore… Il faudra du temps.
AF - Vous séparez vos ruchers d’élevage ?
PAC - Pour le moment, on a un gros rucher à noires et les autres ruchers en Buckfast. Géographiquement, ils sont séparés pour éviter les pollutions génétiques. Après, c’est le même matériel, les mêmes cires, les mêmes cadres, les mêmes ruches. On a standardisé pour simplifier le travail. Par contre, tous les starters et finisseurs qui servent à élever des reines noires sont des Buckfast. On n’utilise pas les colonies noires pour faire de l’élevage de reines noires.
MD - Il y a des indicateurs de la qualité de nos reines, comme par exemple le poids à la naissance. Là, on a besoin de gelée royale. Pour produire la gelée royale nécessaire à notre élevage, on élève une 3° race, la Ligustica.
PAC - On a des colonies à gelée sur un site isolé pour les mêmes raisons de pollution génétique. Elles sont uniquement dédiées à la production de gelée royale. On utilise des filtres à mâles pour qu’ils ne sortent pas de ces colonies-là. C’est plus un outil de production qu’un élevage.
AF - Vous avez également fait le pari de valoriser vos produits en circuit court…en travaillant le marketing ?
MD - L’image qu’on veut faire ressortir dans notre marque Beelgium, c’est pro duit en Belgique, c’est local. Si on arrive à contribuer, avec d’autres producteurs, à l’avancée significative de la production locale pour que diminue le chiffre de la consommation de miel importé, on sera déjà super contents.
PAC - On valorise mal nos miels en Belgique d’une manière générale. Quand on fait une étude de marché, on se rend compte que l’apiculteur belge est plutôt mieux rémunéré que les autres, tout en valorisant très mal le produit. On cherche à sortir de la commodité et à faire des produits artisanaux qui font envie. Pour faire vivre une apiculture plus moderne, il faut mieux valoriser nos produits.
AF - Comment envisagez-vous la saison 2021 ?
MD - On a démarré cette année avec 300 hausses de cire non bâtie. Maintenant, on a 300 hausses de cires bâties et nos corps sont remplis. L’an prochain, avec notre méthode pour combler le trou de miellée, on devrait produire plus du double de cette année.
PAC - Ce qui fait la réussite, c’est une bonne préparation. On ne part pas à l’aveugle. On se prépare à fond et on se laisse inspirer par d’autres apiculteurs dans d’autres pays. On prépare la saison pour que, dans le feu de l’action, on suive une sorte de storyboard. À la fin de la saison, on fera le bilan et on évaluera les actions mais en attendant, on avance avec ce que l’on avait prévu et on assume nos choix. Ce qui fait aussi notre réussite c’est qu’on n’est pas les mêmes. On n’a pas la même lecture de la situation, pas la même approche, pas le même background. On a la même formation mais on est complémentaire. Quand j’ai un point faible, il a un point fort et inversement. Pour choisir un partenaire, il ne faut pas choisir son meilleur pote, celui qui nous ressemble. Il faut choisir quelqu’un de confiance, avec qui on s’entend bien mais qui a une autre approche.