Zoom sur la filière apicole polynésienne, direction l’Océan Pacifique Sud. entretien avec Kathleen Grignet

Doriane Alberico - Carine Massaux

Cap sur la Polynésie française : Bora Bora, Tahiti ou Rangiroa ? Nous avons l’embarras du choix parmi les 118 îles de la Polynésie française réparties en 5 archipels différents : la Société, les Tuamotus, les Gambier, les Australes et les îles Marquises. Dans ce cadre insulaire, Kathleen Grignet était ingénieure référente de la filière apicole à la direction de l’agriculture (DAG) de Polynésie française et chargée de valoriser les productions apicoles du territoire, tâche à laquelle a participé le CARI. Aujourd’hui conseillère en environnement et sciences apicoles, Kathleen nous explique l’organisation de la filière apicole polynésienne et l’influence des paysages tropicaux sur l’apiculture.

Kathleen Grignet
crédit JYHM

La Polynésie française (PF) s’étend sur plus de 2000 km. L’apiculture est-elle pratiquée à travers tout le territoire ?

L’apiculture s’est principalement développée sur les îles de Tahiti, Moorea, Raiatea et Tahaa car ce sont des îles plus peuplées et qui ont plus de facilités en termes de transports commerciaux et d’imports de matériel. Aujourd’hui, nous estimons qu’il y a de l’activité apicole sur une cinquantaine d’îles. Néanmoins, certains apiculteurs ne déclarent pas leurs ruches, nous sommes donc conscients qu’il peut y avoir aussi de l’activité apicole dans des endroits insoupçonnés parmi les différents archipels…


Chaque archipel est soumis à des conditions climatiques plus ou moins caractéristiques. Ces conditions peuvent-elles influencer la présence ou non de l’apiculture sur une île ?

Rucher de Alexandre R (Hiva Oa)
crédit DAG 2012

À priori, le climat permettrait l’apiculture dans toutes les îles même s’il existe de petites différences : par exemple, il fait généralement plus sec aux Marquises et aux Tuamotus, tandis qu’aux Australes, il y a de plus grandes amplitudes saisonnières de températures. C’est la régularité des transports et les accès commerciaux entre les différentes îles et avec l’extérieur qui influencent beaucoup la présence de l’apiculture sur l’une ou l’autre île.

Peut-on dire qu’il y a autant de types d’apiculture que d’îles ?

C’est un peu cela, oui. Les îles principales bien desservies, où sont plus régulièrement organisées des formations, abritent généralement une apiculture similaire à celle pratiquée en Europe avec un niveau technique plus élevé. Alors que sur d’autres îles plus isolées de la PF, comme certains atolls des Tuamotus, ou dans des vallées plus difficiles d’accès aux Marquises, certains apiculteurs continuent de pratiquer la cueillette dans des colonies sauvages ou pratiquent avec des petites ruches artisanales de façon autodidacte.

Comment l’apiculture est-elle apparue en PF ?

À l’origine, Apis mellifera a été introduite par les missionnaires catholiques dans la seconde moitié du XIXème siècle, dans le but de s’approvisionner en cire. Des importations de reines ont ensuite eu lieu depuis d’autres territoires, notamment la Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui, suite à la mise en place de mesures de protection sanitaire, on ne fait que de l’importation « inter-îles », sachant que les principaux éleveurs de reines se situent à Tahiti.

Et quelles sont les races d’abeilles élevées sur le territoire ?

Il n’y a pas vraiment d’élevage spécifique mais on travaille surtout avec une race hybridée ligustica x carnica x caucasica, qui est d’ailleurs très bien adaptée à son environnement. Certains apiculteurs font un peu de sélection massale en vérifiant les critères de douceur, de tenue au cadre, de production et de comportement hygiénique. Des associations souhaitent établir un programme de sélection mais ce n’est pas encore prioritaire dans les projets menés pour le développement de la filière.

Quelles sont ces associations qui soutiennent le secteur apicole polynésien ?

En fait, il y a relativement peu d’acteurs dans le tissu associatif apicole polynésien :
•Apis Porinetia est une association d’apiculteurs professionnels et amateurs. Ses missions sont variées et rayonnent dans toute la PF, afin de proposer une aide aux membres adhérents : achats groupés de matériel apicole, information et sensibilisation des apiculteurs et du tout public, conseils techniques, valorisation des produits apicoles, cellule sanitaire ou encore défense de dossiers auprès des politiques concernant les besoins de la filière.
•Le GDS-A1 est une association récente regroupant les éleveurs de toutes les filières d’élevage (apicole, bovin, porcin, aquacole). Concernant la filière apicole, ils travaillent principalement sur les aspects sanitaires et sont présents sur le terrain pour sensibiliser sur d’autres aspects plus techniques comme les risques liés aux imports d’essaims.
D’autres associations ont été créées sur certaines îles, comme Amuitahiraa manuiti faatupu ora no Raiatea, l’association des apiculteurs de Raiatea, dont les missions répondent aux besoins des apiculteurs de cette île (sensibilisation aux risques sanitaires apicoles, journée du miel avec le CAPL2 , recyclage de la cire, …).

Quel est le profil des apiculteurs en PF ?

On recense actuellement près de 500 apiculteurs, dont la plupart sont amateurs. En PF, un apiculteur peut obtenir le statut professionnel à partir de 20 ruches. Ce seuil n’est pas élevé mais permet à beaucoup de polynésiens de bénéficier d’une carte agricole délivrée par la CAPL. Cette carte permet notamment d’obtenir des aides financières à l’installation et à l’acquisition de matériel. Des discussions sont en cours au niveau des structures qui div class="encadre"><pnt les filières agricoles afin d’ajouter des critères de formation dans l’obtention du statut professionnel et l’accès aux aides financières. Mais à l’échelle de la PF, ils ne sont qu’une quinzaine à vivre uniquement de l’apiculture, dont certains complètent leur activité en proposant des formations.

Amateurs ou professionnels, le varroa n’exclut personne sur le continent européen. Les apiculteurs de PF sont-ils aussi confrontés à ce parasite ?

Non ! La PF est un peu un « paradis sanitaire apicole ». Pas de varroa, ni de petit coléoptère ni même de frelon asiatique. Le seul problème est la présence de Paenibacillus larvae, bactérie responsable de la loque américaine, mais pas sur toutes les îles. Le territoire a mis en place une réglementation sanitaire spécifique de sorte que les transports de matériel et produits apicoles ne sont autorisés qu’entre les îles déjà atteintes par la loque ou en en provenance d’une île non infestée vers une île infestée.

Le fait que Tahiti soit une île contaminée par la loque américaine ne pose-t-il pas un problème d’approvisionnement ?

C’est exact. Tahiti est l’île où il y a le plus d’activité apicole. Les apiculteurs néophytes d’autres îles encore indemnes de la loque américaine ont parfois tendance à vouloir se fournir en cire et en essaims sur Tahiti et ils ne sont pas forcément avertis du risque de dispersion du pathogène que cela implique. D’autant plus que depuis l’étranger, l’import d’abeilles vivantes est strictement interdit, et l’import de produits apicoles n’est autorisé que sous conditions sanitaires strictes.

Alors qui contrôle ces mouvements de matériel ?

C’est la Direction de la biosécurité qui s’occupe de réglementer et contrôler les flux de matériel et produits apicoles inter-îles et de veiller au respect de l’interdiction totale d’importer des abeilles vivantes depuis l’extérieur de la PF. Mais ce n’est pas évident d’assurer ce rôle à l’échelle du territoire. Le plus souvent, ce sont les apiculteurs eux-mêmes qui lancent des alertes lorsqu’ils sont témoins d’un import d’essaim depuis une île infestée vers une île encore indemne.

Les mouvements de matériel sont ainsi limités. Et le contexte insulaire rend difficilement envisageable la transhumance…

En effet, aucun apiculteur ne pratique la transhumance. D’abord, les miels produits sont des miels toutes fleurs et il n’y a pas d’intérêt particulier à déplacer les ruches pour obtenir des miellées bien spécifiques à l’échelle d’une même île. Ensuite, il y a aussi la difficulté de la logistique dans les îles, qui est flagrante dans les atolls où le transport des colonies se fait parfois par bateau, d’un îlot à un autre par exemple.

L’apiculture en tant qu’activité complémentaire mobilise donc pas mal de moyens et d’énergie en PF.

Oui, c’est pour cette raison qu’on ne trouve souvent que quelques ruches proches du domicile chez les pluriactifs. Dans les atolls, l’apiculture se développe en complément de revenus à la culture de coprah (chaire séchée de la noix de coco) : ainsi, il n’est pas rare de voir des ruches sur les parcelles de cocotiers. C’est une plante très mellifère qu’on retrouve dans toutes les îles de la PF, et particulièrement aux Tuamotus.

Les plants de cocotiers sont donc des ressources mellifères non négligeables. Quelles sont les autres espèces mellifères présentes sur le territoire ?

Apis

mellifera

sur fleur de Falcataria moluccana
crédit JYHM

La flore de Polynésie est très diversifiée. Les espèces végétales endémiques, impactées par l’activité humaine, ne sont plus assez abondantes pour influencer les miellées. Hormis des espèces indigènes assez emblématiques, comme l’apape (Rhus taitensis) à Tahiti, le koku’u (Sapindus saponaria) aux Marquises, le tahinu (Heliotropium foertherianum) aux Tuamotus, les abeilles vont donc butiner les espèces introduites et naturalisées mais aussi les plantes cultivées par les particuliers : citronniers, manguiers et autres fruitiers. Certaines plantes très mellifères sont également des espèces envahissantes comme le falcata (Falcataria moluccana) ou le faux pistachier (Syzygium cumini).

Abeille collectant du pollen sur fleur de papayer mâle

Grâce à toutes ces espèces variées, les miellées peuvent-elles être étendues sur toute l’année ?

En fait, il existe des périodes clés :
•De juillet à octobre s’étend une saison creuse, sèche et légèrement plus fraîche, appelée « hiver austral ». Ce n’est pas un véritable hivernage : la colonie est toujours active mais l’effectif est réduit dû à la diminution des ressources florales. Il est peu probable de récolter du miel à cette période, sauf aux Tuamotus où il y a des floraisons un peu toute l’année. En saison creuse, certains apiculteurs choisissent de nourrir la colonie afin de la rebooster pour la prochaine saison, d’autres ne nourrissent jamais et laissent suffisamment de réserves avant que la période creuse ne commence.

• De novembre à juin, c’est la pleine saison apicole, il y a des petites miellées tout au long de cette période. Mais d’une île à l’autre, des pics de miellées surgissent à des moments différents et sont d’une durée plus ou moins longue.

Périodes de miellées dans l’archipel des Australes - Gambier
Mémoire de fin d’études Alexia LOMBARD, 2021

Périodes de miellées dans l’archipel des Tuamotu
Mémoire de fin d’études Alexia LOMBARD, 2021

Il n’y a donc pas de calendrier apicole généralisé à la PF ?

C’est exact ! Même au sein d’un archipel, le type de miellée et sa période de production varie d’une île à l’autre. Plus encore, à Tahiti par exemple, certaines miellées sont mêmes décalées de quelques semaines suivant la vallée sur laquelle elles se produisent car elles sont influencées par des microclimats différents.

De même que l’intensité des miellées, la quantité moyenne de miel produit varie-t-elle aussi d’une île à l’autre ?

Oui. Tout dépend toujours de l’endroit. Sur une île comme Tahiti, les apiculteurs produisent en moyenne 17 à 20 kg de miel/ruche. Sur Raiatea, la moyenne est de 30 à 40 kg de miel/ruche. Outre l’influence de la flore et de la technicité des apiculteurs, on imagine bien que plus la densité de colonies est élevée, comme c’est le cas dans les principales zones apicoles sur l’île de Tahiti, plus la productivité moyenne à la ruche risque de baisser.

Les Polynésiens sont de grands consommateurs de miel. L’offre répond-t-elle toujours à la demande ?

Oui, pour l’instant, la production annuelle s’écoule sans trop de problèmes. En outre, lorsque la production est moins bonne sur les îles de la Société, elle peut être bonne aux Marquises et aux Tuamotus, et inversement. Grâce au commerce inter-îles, on peut donc toujours trouver du miel dans les étalages.

Peut-on acheter du miel polynésien hors de la PF ?

Le miel produit en Polynésie est essentiellement vendu sur le territoire, en majorité par le circuit informel. Certains apiculteurs commencent à avoir quelques clients à l’étranger, notamment aux USA et au Japon. Malgré la demande de clients européens, la PF ne bénéficie actuellement pas de l’autorisation d’exporter du miel vers l’Union européenne, mais la procédure est en cours.

Comment valorisez-vous les miels du territoire ?

Le concours organisé tous les deux ans par Apis Porinetia est un bon moyen de mettre en valeur les miels de PF. Tous les miels qui participent au concours sont préalablement analysés. Il existe aussi un concours organisé par la chambre d’agriculture lors de la foire agricole annuelle.

Les apiculteurs polynésiens valorisent-ils d’autres produits ?

Oui ! Certains apiculteurs commencent à récolter de la propolis (en teinture mère ou séchée). D’autres produisent un peu de pollen mais la peur de puiser dans les réserves, le climat tropical humide favorisant l’apparition rapide des moisissures et la récolte régulière des trappes constituent des freins pour les apiculteurs. Concernant la cire, certains la valorisent déjà dans le secteur cosmétique. Et à ma connaissance, aucun apiculteur ne commercialise de la gelée royale actuellement.

De manière générale, les apiculteurs sont-ils soumis à une législation particulière en PF ?

Les apiculteurs sont soumis à une obligation de déclaration des ruchers et à la réglementation générale en matière de production alimentaire, qui comprend quelques normes sur l’étiquetage. Mais il n’y a pas encore de réglementation propre au miel. C’est pourquoi, dans le cadre d’un projet de réglementation proposé par la DAG, nous avons travaillé avec le CARI pour obtenir plus d’informations concernant les caractéristiques des miels polynésiens, notamment les taux de HMF en relation avec l’activité enzymatique, ainsi que les taux de sucres naturels, afin de proposer une réglementation adaptée à notre territoire. Elle est actuellement en cours de validation.

Finalement, le travail réalisé par la DAG et les différentes associations permet de mieux comprendre l’apiculture en PF. Il y a une réelle volonté de développement !

Oui ! Il y en a une. En dix ans, la filière s’est rapidement développée grâce aux aides financières, aux formations apicoles proposées par le CFPPA3 , à l’appui de la DAG pour les projets de recherche et des diverses associations pour la professionnalisation de la filière et la sensibilisation vers le grand public ! Les politiques de développement agricole du pays soutiennent ces actions, mais cela prend du temps.

Ruches sous les Pandanus (Rangiroa)
Crédit Kathleen Grignet

Nous remercions Kathleen Grignet pour cet entretien qui nous fait voyager au cœur de l’apiculture polynésienne. Afin de poursuivre son développement, la filière apicole polynésienne continue de s’adapter à son environnement. Trouver l’équilibre entre les atouts et les contraintes que présentent les paysages paradisiaques mais particuliers de la PF sera peut-être l’enjeu de l’apiculture de demain.