DA - Comment est né votre projet ?
JC - Lorsque j’ai démissionné de la Française des jeux, j’avais déjà ce projet en tête. Dès le départ, j’ai voulu insister sur la problématique de sauvegarde de l’abeille mais aussi sur l’importance de faire travailler des personnes en situation de handicap. Je l’ai alors proposé au ministère de l’écologie française et le projet a été lancé en projet pilote. Mais je suis resté peu de temps en collaboration avec le ministère parce qu’ils m’ont vite fait comprendre que l’aspect social ne les intéressait pas.
DA - Qu’est-ce qui vous a poussé à vous lancer alors ?
JC - Pendant le projet pilote, on s’est rendu compte que le miel renvoyé dans le cadre de parrainages de ruches n’était pas un miel local dans plus de 80% des cas ! Ainsi, vous parrainez une ruche en Bretagne et vous recevez du miel qui provient des Alpes ou parfois même d’un autre pays. Comment est-il possible qu’on puisse parrainer une ruche et ne pas recevoir le miel de cette même ruche ?! Ce constat est devenu le moteur de mon projet.
DA - Une fois votre formation apicole réalisée, envisagiez-vous déjà d’être apiculteur à temps plein ?
JC - Non, au départ mon projet ne devait être qu’un complément d’une autre activité. Mais très vite, le projet s’est développé de bouche à oreille et a plu énormément. Ce qui ne devait être à l’origine qu’une activité ludique pour moi s’est transformé en activité professionnelle. Pendant un an, j’ai alors pris le temps de réfléchir à mon concept et j’ai mis en place des partenariats pour être sûr que tout soit opérationnel au lancement du projet.
DA - À propos de vos partenaires justement, ils sont nombreux !
JC - C’est vrai, ce projet je l’ai voulu à la fois environnemental et social en lien avec mes convictions personnelles. Ne pas pouvoir rencontrer des personnes dans mon métier parce qu’elles ont un handicap, ça me posait un problème. Alors je me suis promis d’intégrer un maximum ces personnes au projet et j’ai trouvé mes partenaires en me posant des questions.
DA - Quel genre de questions ?
D’abord : pourquoi j’irais acheter une ruche en magasin conventionnel alors que des personnes en situation de handicap pourraient les fabriquer près de chez moi ? C’est comme ça que j’ai rencontré l’ESAT de Nantes spécialisé dans les constructions en bois et je leur ai proposé un partenariat. Ils reçoivent du pin maritime nantais géré durablement et fabriquent mes ruches. J’essaie ainsi de privilégier la dimension locale.
DA - Vous avez donc dû imposer un type de ruche, des Dadant je suppose ?
JC - Oui, j’ai préféré rester sur la Dadant parce que si les parrains des ruches souhaitent avoir leur propre ruche un jour, ils s’orienteront naturellement vers une ruche Dadant facile à trouver en France. Puis, c’est aussi un modèle plus facile au niveau du matériel, des dimensions et des plans pour la fabrication.
DA - Quel est le retour des travailleurs de l’ESAT ?
JC - Tous les ans, je fais une réunion avec l’équipe de l’ESAT. Je leur amène des photos des ruches qu’ils ont construites et qui sont ensuite peintes par des enfants. Je peux ainsi leur montrer que leur travail a servi à quelque chose. Le fait d’apporter du concret à des personnes, ça n’apporte pas de valeur ajoutée à mon projet mais ça a une valeur pour moi.
DA - Et vous intégrez la peinture de vos ruches...
JC - Comme mes ruches sont en bois, je suis obligé de les protéger avec une peinture adéquate. Plutôt que de les peindre tout seul, j’apporte alors mes ruches auprès d’associations d’enfants notamment en situation de handicap. Au cours d’un atelier pédagogique, ces enfants qui n’ont pas une vie facile peuvent s’amuser à peindre mes ruches. L’intérêt c’est d’en faire quelque chose de ludique pour les enfants et chaque ruche décorée a une histoire.
DA - En fait, au-delà de l’esthétique, c’est aussi l’occasion de les sensibiliser à l’apiculture et à l’environnement ?
JC - Exact ! Les enfants qui ont peint les ruches viendront extraire le miel avec moi, c’est comme ça que je les remercie. Et j’ajouterais qu’il faut sensibiliser les enfants au monde des abeilles mais également sensibiliser les parrains à la problématique du handicap tant pour les adultes que pour les enfants.
DA - Mais que deviennent ces jolies ruches ?
JC - Des particuliers peuvent parrainer une ruche en payant un forfait à l’année. Ils recevront du miel de leur ruche, et pas un miel étranger, et des bougies. Mais ce n’est qu’un plus, ils auront surtout participé à un projet social, solidaire et environnemental qui amène plus de choses qu’un parrainage financier classique.
DA - Vous présentez jusqu’ici un projet social et solidaire, mais quelle est la composante environnementale du projet ?
JC - En fait, j’ai une quinzaine de ruchers de maximum 40 ruches répartis autour de chez moi à Nantes dans des GAEC2 BIO. Ainsi, des agriculteurs me prêtent des terrains sur lesquels j’installe mes ruches. C’est une relation gagnant-gagnant : j’ai la garantie que la qualité du travail agricole réalisé dans cet espace est optimum pour mes abeilles et les agriculteurs bénéficient en retour d’une pollinisation pour leurs cultures, et d’un peu de miel bien évidemment ! Au-delà de ça, j’ai aussi installé directement des ruches dans une cinquantaine de sociétés de Nantes.
DA - Donc les sociétés peuvent aussi parrainer des ruches comme les particuliers ?
JC - Plus que cela oui, les sociétés peuvent aussi adopter des ruches : la ruche sera installée dans la société si elle a la place ou dans un de mes ruchers le cas-échéant. Mais c’est la société qui participera à l’entièreté de l’activité, du suivi de la vie dans la ruche, à l’extraction du miel en passant par la création d’étiquettes à apposer sur ses pots et ses bougies. Cela permet de fédérer les équipes et de démontrer qu’une société peut très bien s’impliquer dans un projet social et environnemental.
DA - Et imaginons qu’une ruche soit parrainée, comment se passe l’extraction du miel au moment venu ?
JC - J’ai une petite miellerie chez moi avec du matériel uniquement manuel et c’est volontaire. En fait, les parrains de mes ruches viennent extraire leur miel et je souhaite qu’ils puissent l’extraire manuellement. Ainsi, si un jour ils ont leur propre ruche, ils pourront l’extraire comme ils l’ont fait avec moi et ne devront pas acheter des chaines d’extraction très chères qu’on retrouve chez la plupart des apiculteurs professionnels français. L’aspect industriel ne m’intéresse pas du tout et travailler manuellement rend mon activité unique parce qu’avec 400 ruches, aucun apiculteur professionnel ne travaille comme je le fais aujourd’hui.
DA - Sur base de votre schéma, on comprend que le miel est donc extrait par les parrains puis mis en pot par des détenus de la prison de Nantes. Ce partenariat a-t-il été facile à mettre en place ?
JC - Ouf ! Non… C’est un des partenariats qui m’a pris le plus de temps à mettre en place. Chaque année, un ou deux détenus incarcérés pour des raisons non-violentes réalisent la mise en pot. C’est une logistique très complexe : rentrer en prison, passer les contrôles, respecter les règles sanitaires. Mais ce n’est pas grave, l’objectif c’est de donner l’envie à quelqu’un de faire autre chose de sa vie quand il sortira de détention et de peut-être devenir apiculteur.
DA - Et il semble que certains le deviennent effectivement…
JC - En effet, le premier détenu qui a travaillé sur mon projet est aujourd’hui responsable de la ferme apicole d’une structure de permaculture. Mais parfois, ça ne marche pas et d’autres reviennent à la case départ des années après. L’essentiel c’est qu’on essaie de proposer des alternatives et ça fait maintenant 8 ans qu’on collabore avec la prison de Nantes.
DA - Mais pourquoi êtes-vous sensible à l’enjeu de réinsertion en sortie de prison ?
JC - En France, lorsqu’un détenu gagne 1 € en prison, 30 centimes lui reviennent, 30 centimes sont bloqués sur un compte bancaire qu’il récupérera en sortie de détention et 20 centimes reviennent à sa famille pour les frais divers. Mais j’ai souhaité travailler avec eux pour les 20 derniers centimes qui reviennent à la famille de la victime. À travers ce travail que je leur propose, il y a une réinsertion qui se fait automatiquement via l’argent que le détenu gagne en prison et ça, c’est une raison importante, non ?
DA - Oui, c’est certain ! Néanmoins, toutes ces activités ne nécessitent-elles pas énormément de temps et d’énergie ?
JC - C’est vrai… Il a fallu du temps pour que les partenariats se mettent en place mais aussi pour créer tous les essaims d’abeilles d’autant plus que je travaille le plus naturellement possible. C’est beaucoup de travail à gérer lorsqu’on n’est que 3 dans une petite société comme la mienne.
DA - Qu’entendez-vous par « travailler naturellement » ?
JC - D’abord, je n’ajoute rien, je n’utilise pas d’antibiotiques et je ne fais pas de remérage. Là où beaucoup d’apiculteurs vont réintroduire une nouvelle reine vierge tous les deux ans pour garantir une bonne population d’abeilles, moi je laisse faire la nature. Finalement, ce sont mes abeilles qui élèvent leur reine et qui décident quand la remplacer.
DA - Dans ce cas, estimez-vous être autosuffisant dans votre activité apicole ?
JC - Plutôt oui. Pour revenir au cœur du projet : ce qui compte c’est de recevoir le miel de sa ruche. Or en France, certains apiculteurs achètent des miels pour les revendre aux parrains de leurs ruches. Moi je n’achète pas d’essaims mais je n’achète pas de miel non plus. Même au niveau du nourrissage, je nourris mes abeilles d’hiver avec du miel en surplus que je récupère lors de chaque extraction.
DA - Ceci dit, on pense parfois que retourner à une pratique plus naturelle, c’est augmenter les risques de maladies et de mortalité. Est-ce le cas dans vos ruchers ?
JC - Non, j’ai un taux de mortalité très faible par rapport aux structures plus conventionnelles. C’est peut-être lié au fait que je n’introduis pas de reine artificiellement ou encore au nourrissage au miel. Pour le varroa, je suis obligé de traiter mais uniquement avec des produits utilisés en apiculture biologique, plus répulsifs que curatifs. Ma première cause de mortalité cette année c’est les frelons, une véritable invasion surtout pour les ruches en ville…
DA - Vous avez donc des ruches en ville (Nantes) dans certaines sociétés et d’autres en campagne dans des GAEC BIO. La plupart d’entre-elles sont parrainées mais qu’en est-il de votre propre production ?
JC - J’ai très peu de miel produit à mon nom. Tout ce que je produis est majoritairement récupéré par les parrains des ruches. Pour vous donner une idée :
- J’ai 50 ruches pour ma production personnelle et je vends le miel en vente directe dans ma miellerie, à l’épicerie vrac et au marché de ma ville.
- Tandis que 350 ruches sont parrainées par des particuliers ou adoptées par des sociétés. Une fois mis en pot, les parrains récupèrent le miel produit par leur ruche au Secours Populaire3. Ici aussi, c’est l’occasion de sensibiliser les parrains qui vont à la rencontre des bénévoles et de leur travail. Et il arrive que beaucoup de parrains lèguent leur miel au Secours Populaire qui le distribue aux personnes dans le besoin.
DA - L’aspect local du miel vous tient donc à cœur. Les parrains se soucient-ils également de la qualité du miel ?
JC - Tous les ans, je fais analyser le miel dans un laboratoire français qui réalise des analyses polliniques, de sucres et d’HMF. Je diffuse les résultats aux parrains, ça attise l’intérêt et ils en apprennent plus sur la qualité du produit et sur les fleurs butinées par les abeilles. Je pense surtout que les gens adorent mon projet pour le côté social, l’approche naturelle et artisanale mais aussi pour cette transparence sur mon activité et mon miel.
DA - Votre projet est assez unique en France. Selon vous, pourquoi peu de personnes osent se lancer dans ce type de démarche ?
JC - Financièrement, cela coûte plus cher d’acheter une ruche dans un ESAT plutôt que dans un magasin d’apiculture conventionnel et de réaliser la mise en pot du miel par des détenus plutôt que d’acheter une doseuse automatique. Il faut aussi penser à toute l’organisation pour les ateliers pédagogiques avec les enfants et il faut assurer la logistique d’extraction du miel par les sociétés ou par les parrains. Pendant la saison apicole, je reçois des groupes de 10 à
15 personnes tous les soirs pour faire des extractions. Du coup, il faut mettre en place les rendez-vous, l’accueil, le matériel, les déplacements…
DA - Et je suppose qu’il y a aussi toute une logistique vis-à-vis de la cire et de sa transformation en bougies ?
JC - Oui, toute la cire que je récupère sur les ruches est transformée en bougies et les parrains choisissent eux-mêmes les modèles de bougies qu’ils souhaitent. J’ai donc trouvé la possibilité de faire moi-même les moules et j’ai aujourd’hui 300 modèles de bougies, parfois très atypiques ! Bien sûr, tout ça c’est du temps et moins de rentabilité. Mais ce qui compte pour moi, c’est le contact humain. J’ai l’impression d’apporter davantage aux gens en leur parlant d’apiculture qu’en leur promettant du rêve avec un paris sportif.
DA - Un projet social c’est super, mais sait-on en dégager un salaire ?
JC - Pour être honnête, si j’avais voulu gagner de l’argent, je serais resté à la Française des Jeux, j’y gagnais beaucoup mieux ma vie ! (rire) Mais je trouve la richesse au travers de ce projet : je vais en apprendre bien plus et m’enrichir davantage personnellement au cours d’un atelier de peinture avec des enfants plutôt que de participer au prochain PSG-Marseille au Parc des Princes…
DA - Alors, que peut-on souhaiter au Rucher du Champoivre en 2023 ?
JC - Je ne souhaite pas devenir une multinationale bien évidemment parce que mon objectif n’est pas financier mais je pense qu’on va continuer à se développer, à recruter et à élargir davantage notre gamme de bougies. D’ailleurs, si vous voulez, je peux même faire un Manneken-Pis en cire d’abeille !
Merci à Jérome Courtin d’avoir partagé avec nous son projet à la fois touchant, durable et fédérateur. « Rien n’est si contagieux que l’exemple » disait François De La Rochefoucaud. Que le projet du rucher du Champoivre en inspire des tas d’autres en cette nouvelle année 2023 !