Précurseur de l’adrénaline chez de nombreuses espèces de vertébrés, cette molécule biochimique est responsable de la sensation de plaisir et active les processus de récompense et de prise de risque.
Ces mécanismes neuronaux codant pour le désir et la stimulation positive ont également été mis en évidence chez les insectes. Chez l’abeille mellifère, la dopamine a été identifiée comme indispensable dans le contrôle de la cognition, de la locomotion, de l’apprentissage et de la mémorisation ainsi que dans la motivation sociale.
Qu’est-ce que la dopamine ?
La dopamine est une molécule majeure dans le monde du vivant, détectée chez les micro-organismes, les champignons, les plantes et les animaux. Elle agit comme neurotransmetteur, c’est-à-dire qu’elle assure la communication dans le système nerveux chez de nombreux groupes d’espèces dont les cnidaires (méduses, coraux…), les échinodermes (étoiles de mer, oursins…), les arthro-podes (araignées, scorpions, insectes…) et les vertébrés (mammifères, poissons, reptiles, oiseaux, amphibiens)1. Comme de nombreux autres neurotransmet- teurs, la dopamine est synthétisée à partir de la Tyrosine, acide-aminé entrant dans la composition de nombreuses protéines animales.
La dopamine est généralement présente dans le système nerveux central des organismes, mais elle peut également être produite au niveau des cellules épidermiques ou de la cuticule pour les arthropodes. Elle module divers com portements chez les vertébrés et les invertébrés par le biais de récepteurs dopaminergiques présents en abondance dans des régions spécifiques du système nerveux central2,3. Chez les invertébrés et en particulier chez les insectes, quatre sous-types de récep- teurs à la dopamine ont été identifiés, présentant chacun des différences de séquence, de structure et de fonction chez les animaux4.
Connue pour agir sur de nombreuses fonctions métaboliques et comporte- mentales chez les mammifères, plusieurs études suggèrent des actions compa- rables de la dopamine chez les insectes et notamment chez les abeilles, telles que1,2 :
• les interactions sociales et la plasticité comportementale ;
• la locomotion et l’activité de repro- duction ;
• la sclérotisation et la mélanisation de la cuticule (exosquelette) ;
• l’apprentissage aversif (comporte- ments de fuite ou de défense) ;
• la mémorisation ;
• l’excitation et la motivation.
Rôle dans les interactions sociales et l’organisation de la colonie
Chez les insectes sociaux, la production de dopamine peut être différente selon les sexes et la caste et joue un rôle signi- ficatif dans la répartition des tâches au sein de la colonie5.
De récentes études sur des bourdons (Bombus ignitus) ont mis en évidence que les niveaux de dopamine (et de ses substances apparentées) observés dans le cerveau des reines nouvellement émergées étaient deux fois plus élevés que ceux observés dans le cerveau des jeunes ouvrières émergées6. De plus, le degré de différence de production de dopamine observé entre castes était plus faible chez les bourdons que celui rapporté chez Apis mellifera.
En effet, chez l’abeille mellifère, les niveaux de dopamine dans le cerveau des reines vierges nouvellement émergées sont environ quatre fois plus élevés que ceux des ouvrières du même âge5. Ces nouveaux résultats suggèrent un lien entre l’importance des variations entre castes du taux de dopamine dans le cerveau et le degré de socialité de l’espèce d’abeille considérée6.
La production de dopamine dans le cerveau serait également associée au développement de caractéristiques mor-phologiques spécifiques et au maintien de comportements liés au sexe chez les individus5. Des niveaux de dopamine plus élevés chez les reines vierges soutiendraient par exemple l’activation de comportements spécifiques à la reine, notamment le vol nuptial, l’activité locomotrice et le comportement plus agres- sif des reines vierges pour les combats avec des reines vierges rivales5,7. Chez les ouvrières, la dopamine est impliquée dans la maturation reproductive des indi-vidus5.
Chez l’abeille mellifère, les phéromones de la reine ont des effets profonds sur les voies de production de la dopamine dans le cerveau des jeunes ouvrières, per- mettant de réguler leur comportement, leur maturation sexuelle et leur activité motrice5,8.
Dans des conditions normales (avec reine), les niveaux de dopamine dans le cerveau des abeilles en âge de butiner sont significativement plus élevés que chez les jeunes abeilles ouvrières effec- tuant des tâches au sein de la colonie. Cependant, dans une colonie orpheline, le taux de dopamine dans le cerveau des jeunes ouvrières augmente à un niveau comparable à celui trouvé chez les butineuses8.
De plus, la largeur des ovarioles des ouvrières est positivement corrélée au niveau de dopamine dans le cerveau. Les ouvrières de colonies orphelines présentant des niveaux de dopamine supérieurs, ont des ovarioles plus déve- loppées que les ouvrières de colonies pourvues d’une reine. Cette relation positive entre niveau de dopamine dans le cerveau et activité ovarienne chez les ouvrières a également été observée chez les bourdons, les guêpes et les fourmis5.
Enfin, le niveau de dopamine dans le cer- veau a également des effets importants sur la sociabilité des abeilles et la probabilité d’interaction avec d’autres indivi- dus de la colonie. Les niveaux élevés de dopamine sont corrélés à une baisse de mobilité et à un taux maximal d’interac- tions sociales entre individus9,10.
Rôle dans la locomotion et le processus d’accouplement
Chez les abeilles ouvrières, des niveaux élevés de dopamine induisent une réduc- tion de leur locomotion en raison de l’augmentation du temps de toilettage ou du temps d’immobilité10. L’augmen- tation artificielle du niveau de dopamine par injection dans l’hémolymphe des ouvrières a permis d’observer des dif- férences significatives entre les abeilles traitées (injection de dopamine) et les abeilles témoins (pas d’injection) pour tous les comportements étudiés : la marche, l’arrêt, la position tête en bas, le toilettage, le vol et la ventilation. La nature et l’intensité de ces changements de comportement dépendaient de la posologie du médicament et du temps après injection10. Il est à noter que la baisse du temps de mobilité observée chez les ouvrières à fort niveau de dopamine est due à leur socialité accrue et non pas à une augmentation de leur temps de repos9.
La dopamine a un rôle crucial dans la promotion de la reproduction chez les deux sexes de l’abeille mellifère.
Chez les jeunes mâles, les niveaux de dopamine dans l’hémolymphe, le cerveau et les ganglions méso-métathoraciques augmentent au début du vol nuptial et diminuent par la suite. Les activités locomotrices et le vol des mâles augmentent parallèlement aux niveaux de dopamine dans l’hémolymphe et le système ner- veux, et cela indépendamment de l’hormone juvénile11.
Chez les reines, la dopamine est impliquée dans les changements physiologiques et/ ou comportementaux déclenchés par l’accouplement. Une baisse du niveau de dopamine dans le cerveau des reines fécondées est observée après l’accou- plement, induisant une diminution de leur activité locomotrice12. En revanche, l’activité locomotrice des reines avant accouplement semble être indépendante des niveaux de dopamine produits, les niveaux cérébraux de dopamine étant relativement constants pendant la période précédant l’accouplement12.
Rôle dans l’apprentissage et la motivation pour la recherche de nourriture
Chez les vertébrés (dont les humains) et les invertébrés, la dopamine est connue pour être impliquée dans l’apprentissage et la récompense.
Chez les abeilles, plusieurs études ont montré que la dopamine est responsable du comportement aversif, interagit avec les composés responsables du comporte- ment appétitif, et module l’apprentissage et la mémoire. La dopamine affecterait également la perception sensorielle chez les abeilles en agissant au niveau des neu- rones sensoriels des antennes2. La mise en place de ces fonctions neuronales permet le développement d’un compor- tement adaptatif, notamment dans la recherche de récompense13.
Dans une étude publiée en avril 2022 dans la prestigieuse revue scientifique Science, une équipe de chercheurs franco-chinois14 a montré que les insectes partagent avec les mammifères des mécanismes neuronaux communs pour coder le désir de stimuli à valeur hédonique positive (c’est-à-dire la valeur posi- tive, agréable que procure ce stimuli) dans la recherche de nourriture14.
Pour cela, Huang et collaborateurs ont surveillé le comportement de recherche de nourriture et de danse d’abeilles marquées individuellement. Simultanément, ils ont quantifié et modifié la signalisation d’amines biogènes (composés organiques d’origine biologique de faible poids moléculaire, telles que la dopamine) dans le cerveau des abeilles pendant les phases clé des cycles de recherche de nourriture et de communi- cation.
Ils ont découvert que les niveaux de dopamine observés dans le cerveau des abeilles étaient élevés pendant la phase de recherche de nourriture et chutaient fortement une fois que la nourriture était consommée. Autre élément : les niveaux de dopamine ont de nouveau augmenté lorsque les butineuses étaient en phase de danse pour informer les autres butineuses de l’emplacement de la ressources. Ces derniers résultats suggèrent que la dopamine peut également aider à déclencher un « souvenir » hédo- nique ou agréable de la récompense sucrée qui a été consommée.
Les chercheurs de l’Université forestière et d’Agriculture du Fujian (Chine) et de l’Université Paul Sabatier de Toulouse (France) démontrent ainsi qu’un sys- tème de désir dépendant de la dopamine est activé de manière transitoire dans le cerveau de l’abeille par une faim indi- viduelle et un souvenir personnel des sources de nourriture rentables, à la fois durant la phase de vol vers la source de nourriture et durant la phase de danse.
Références :
1. Barron, A., Søvik, E. & Cornish, J. The Roles of Dopamine and Related Compounds in Reward- Seeking Behavior Across Animal Phyla. Frontiers in Behavioral Neuroscience 4, (2010).
2. Mustard, J. A. et al. Dopamine Signaling in the Bee. in Honeybee Neurobiology and Behavior : A Tribute to Randolf Menzel (eds. Galizia, C. G., Eisenhardt, D. & Giurfa, M.) 199–209 (Springer Netherlands, 2012). doi:10.1007/978-94-007-2099-2_16.
3. Romanelli, R. J., Williams, J. T.& Neve, K. A. Dopamine Receptor Signaling : Intracellular Pathways to Behavior. in The Dopamine Receptors (ed. Neve, K. A.) 137–173 (Humana Press, 2010). doi:10.1007/978- 1-60327-333-6_6.
4. Mustard, J. A., Beggs, K. T.& Mercer, A. R. Molecular biology of the invertebrate dopamine receptors. Archives of Insect Biochemistry and Physiology 59, 103–117 (2005).
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6. Sasaki, K., Yokoi, K. & Toga, K. Bumble bee queens activate dopamine production and gene expression in nutritional signaling pathways in the brain. Sci Rep 11, 5526 (2021).
7. Sasaki, K. & Harada, M. Dopamine production in the brain is associated with caste-specific morphology and behavior in an artificial intermediate honey bee caste. PLOS ONE 15, e0244140 (2020).
8. Beggs, K. T. et al. Queen pheromone modulates brain dopamine function in worker honey bees. Proceedings of the National Academy of Sciences 104, 2460–2464 (2007).
9. Hewlett, S. E., Smoleniec, J. D. D., Wareham,
D. M., Pyne, T. M. & Barron, A. B. Biogenic amine modulation of honey bee sociability and nestmate affiliation. PLOS ONE 13, e0205686 (2018).
10. Mustard, J. A., Pham, P. M. & Smith, B. H. Modulation of motor behavior by dopamine and the D1-like dopamine receptor AmDOP2 in the honey bee. Journal of Insect Physiology 56, 422–430 (2010).
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14. Huang, J. et al. Food wanting is mediated by transient activation of dopaminergic signaling in the honey bee brain. Science 376, 508–512 (2022).