OR - Bonjour Yannick et merci de nous accorder un peu de temps dans un planning qui semble bien chargé !
YS - Bonjour. C’est vrai que je suis un peu touche à tout et que les projets se multiplient dans ma tête. Mais depuis peu, ça y est, ça prend forme !
OR - Quand et comment as-tu eu envie de te lancer dans l’apiculture et d’en faire le point central de ton activité ?
YS - Je travaillais depuis longtemps dans l’industrie pharmaceutique mais j’en ai eu assez et j’ai voulu donner plus de sens à mon activité professionnelle. Depuis l’adolescence, j’ai toujours été passionné par les insectes et surtout les abeilles. Mais il y a un peu plus de 6 ans, je suis tombé très malade et on m’a diagnostiqué un syndrome d’activation mastocytaire (SAMA). C’est une pathologie immunologique caractérisée par un dysfonctionnement sévère des mastocytes, des globules blancs qui contribuent normalement à la défense contre les agents infectieux, à la cicatrisation et aux phénomènes de réactions allergiques. Donc en gros, je suis devenu allergique pratiquement à tout et cela se traduit par une multitude de symptômes dont des douleurs permanentes.
OR - Comment as-tu réussi à concilier ta maladie avec l’apiculture ?
YS - Et bien c’est très paradoxal mais je n’ai pas eu à choisir car chez moi les piqûres d’abeilles ont amélioré la maladie ! Alors que le venin d’abeille est connu pour déclencher des réactions allergiques, dans mon cas, plus je me fais piquer et plus les symptômes s’estompent. Une aubaine !
OR - Ainsi, conserver une activité apicole était plus qu’un plaisir, c’était presque devenu une nécessité...
YS - Tout à fait. Mais comme il me fallait repartir de pratiquement zéro, j’y ai vu l’opportunité de revoir mes attentes en terme de carrière professionnelle et pourquoi pas de réaliser mon rêve, celui de devenir apiculteur professionnel. J’ai donc commencé à me refaire un cheptel en récupérant des colonies dont personne ne voulait car elles étaient nichées dans des endroits inaccessibles comme des cheminées, des planchers et autres.
OR - Comment faisais-tu alors pour les déloger ?
YS - Au début cela a été un peu compliqué car toutes les situations ne se ressemblent pas et les abeilles choisissent souvent des endroits difficiles d’accès. J’ai dû mettre au point des techniques et du matériel adaptés aux situations. J’ai fait beaucoup d’essais et d’erreurs. Mais aujourd’hui je suis pratiquement à 95 % de réussite. J’ai travaillé dans le bâtiment par le passé, j’étais donc suffisamment à l’aise pour pouvoir démonter puis remonter une cheminée par exemple.
OR - Et pour les 5 % restants alors ?
YS - Malheureusement, ces 5 % restants, je dois me résigner à les détruire. Ces colonies représentent un risque sanitaire pour les ruchers alentours, un risque d’essaimage accru avec une mise en danger possible des personnes selon où les essaims vont aller se loger.
OR - Dans ce cas là, comment procèdes-tu ?
YS - Lorsque je dois détruire une colonie, j’applique un répulsif puissant et je referme hermétiquement toutes les ouvertures afin que d’autres colonies ne viennent pas piller les ressources contaminées par l’insecticide. C’est une des raisons pour laquelle il est très important que ces destructions soient faites par des gens bien formés, qui connaissent le fonctionnement des abeilles. Je me permets de rappeler que seul un apiculteur et un bourgmestre ont le droit de donner l’autorisation de destruction d’un nid.
OR - Développer cette activité a plutôt bien fonctionné ?
YS - Oui, en effet. Au début je travaillais gratuitement car j’étais moi-même dans le besoin de nouvelles colonies étant donné que j’avais perdu beaucoup de mes colonies pendant la période la plus difficile de ma maladie. Mais depuis 2 - 3 ans ce travail a pris beaucoup d’ampleur et ce service est devenu payant pour me permettre de mieux m’équiper et de répondre correctement à tous les types de demande. Rien qu’au cours de l’année passée j’ai fait plus de 150 interventions. C’est pour ça que j’ai créé mon entreprise « Bee Buster » début 2021.
OR - Dans le cadre de Bee Buster, interviens-tu uniquement pour les colonies d’abeilles mellifères ou es-tu sollicité pour d’autres demandes ?
YS - Initialement, je ne m’occupais que des colonies d’abeilles mellifères. Mon but était d’aider les abeilles car suite à un essaimage, elles peuvent se retrouver dans des lieux inadaptés avec un risque de destruction par les pompiers. Et les habitants des logements colonisés avaient aussi besoin d’aide et d’assistance : souvent ils ne connaissent pas grand-chose aux abeilles, ils sont alors effrayés quand elles se nichent dans leur volets, corniches, cheminées, etc… et ils ne savent pas quoi faire.
Ensuite j’ai commencé à avoir des demandes pour des nids de bourdons. Rien que cette année j’en ai fait plus de 80. Ils ne sont pas vraiment dangereux mais ils provoquent un dérangement phonique important. Les bourdons ont tendance à faire leurs nids dans la laine de verre, donc lorsque le nid est localisé sous les toits ou dans un mur accolé à des chambres, le bruit de la colonie peut être excessivement dérangeant. Donc je les déplace et les installe chez des amis maraîchers.
Et désormais, je m’occupe aussi de la destruction des nids de frelons asiatiques. Au fil des années, je me suis formé dans la localisation et la destruction de ces nids. J’ai également mis au point des adaptations techniques.
OR - Je vois que tu as également créé en 2021 une association appelée « Bee Together ».
YS - L’association « Bee Together » a été formée officiellement début 2021 et rassemble une dizaine de bénévoles. L’objectif de cette association est double. Dans un premier temps il s’agit d’offrir un service de garde de colonies. Quand quelqu’un a un problème, soit il nous confie ses colonies, soit on vient l’aider à gérer ses colonies ou simplement lui apporter des conseils. Dans un second temps, l’association permet de fournir des colonies à de jeunes apiculteurs débutants ou des apiculteurs qui ont perdu des colonies pour les aider à commencer ou repartir, avec des essaims en bonnes conditions, ni malades, ni agressifs.
OR - Existe-t-il des conditions pour profiter de ce prêt d’essaim ?
YS - Non, il peut être fait pour n’importe quel apiculteur. Cependant, pour le sensibiliser à avoir de bonnes pratiques, le prêt se fait via la signature d’un contrat dans lequel l’apiculteur s’engage à payer une caution de 150 € par colonie (prix d’un essaim sur le marché), caution qu’il récupérera l’année suivante quand il rendra un essaim sain. Via ce contrat, il s’engage également à avoir des pratiques responsables dans la lutte contre le varroa (en faisant des comptages et en traitant contre varroa en utilisant des traitements autorisés) mais aussi en suivant bien ses colonies pour contrôler l’essaimage. Pour les apiculteurs débutants, c’est aussi l’occasion de discuter avec eux et de les sensibiliser à la nécessité de suivre des formations apicoles pour avoir des bonnes bases et être un apiculteur responsable.
Beaucoup de pertes ne sont pas seulement dues aux pesticides et autres mais aussi à de mauvaises pratiques et donc indirectement au varroa. Une mauvaise gestion des colonies peut avoir un effet négatif sur l’ensemble du cheptel wallon, notamment d’un point de vue sanitaire. Nous devons ensemble œuvrer dans un sens commun à tous.
OR - Fournir les colonies et le matériel (ruchettes, mini-plus…) a un coût. Comment finances-tu le fonctionnement de cette association ?
YS - Et bien Bee Buster permet dans une certaine mesure d’alimenter les besoins en essaims et d’assurer l’achat du matériel de Bee Together. En gros, les colonies que je récupère avec Bee Buster sont (après une période de quarantaine), d’une part distribuées aux apiculteurs qui introduisent une demande d’aide et d’autre part, placées dans des parcs photovoltaïques que je gère en éco-pâturage ou chez des maraîchers pour assurer un service de pollinisation.
L’argent que je récupère via ces interventions me sert également à m’équiper en matériel spécifique, mais aussi pour l’achat de contenants pour les nouvelles colonies (mini-plus pour les bourdons et ruchettes pour les abeilles mellifères).
OR - Ton activité apicole n’est donc pas uniquement basée sur la production de produits de la ruche mais plutôt sur une diversification de services ?
YS - Tout à fait. Bien évidemment je suis apiculteur et donc je produis du miel. Actuellement j’ai environ 150 ruches, réparties en ruchers sédentaires et ruchers transhumants. Les ruchers transhumants sont composés d’une vingtaine de ruches chacun, que je déplace principalement pour la miellée de colza. Les ruchers sédentaires quant à eux sont plus petits avec 10 à 15 ruches au départ. Puis, selon les résultats de production de la 1ère année, j’augmente un peu le nombre de ruches et quand je vois que la production se stabilise en moyenne, alors je réduis le nombre de colonies par rucher d’environ 20 % pour ne pas saturer l’environnement.
Mais je cherche vraiment à développer une apiculture plus collective et solidaire, en accord avec une gestion en adéquation avec les contraintes sociétales et environnementales.
OR - Dans cette démarche de gestion plus éco-responsable, tu as également développé ce projet d’éco-pâturage. Peux-tu nous en dire plus ?
YS - Je voulais combiner mon activité apicole à une approche plus écologique de la gestion de l’environnement. Je me suis donc tourné vers un projet d’éco-pâturage avec des moutons d’Ouessant, permettant de s’affranchir des pesticides pour l’entretien de grandes surfaces. Par chance, j’ai rencontré un des responsables d’une grosse entreprise travaillant dans le secteur photovoltaïque, Green Energie. Ils étaient intéressés par le projet d’éco-pâturage et après une période de test avec quelques moutons sur le site de Quaregnon lancé en 2020, le projet (« Sheep Consult ») s’est officialisé en 2021 pour l’entretien de l’ensemble de leur parc photovoltaïque.
OR - Travailles-tu exclusivement avec des moutons d’Ouessant ? Pourquoi as-tu choisi cette race ?
YS - Aujourd’hui je travaille avec un cheptel de 150 bêtes, composé de moutons d’Ouessant et de Soay mais aussi de Roux Ardennais. Les avantages de ces deux premières races sont leur petite taille et leur rusticité, mais aussi leur facilité d’entretien. Ils sont très résistants aux parasites et supportent très bien les terrains pauvres. Ils sont donc très bien adaptés au biotope belge. De plus, leur petite taille les rend moins lourds que des moutons classiques avec, à la clef, moins de dégradations sur les sols notamment sur les berges ou les mares. Ils sont également moins sélectifs dans leur choix de nourriture que les moutons blancs classiquement utilisés chez nous, ce qui augmente leur efficacité pour lutter contre l’embroussaillement. Ce mode de gestion permet de favoriser une meilleure biodiversité sur les sites.
OR - Et si j’ai bien compris, tu utilises également ces espaces d’éco-pâturage pour tes abeilles ?
YS - Oui, indirectement, car ces parcelles d’éco-pâturage sont des sites refuge et de repos pour mes colonies, notamment les essaims que je récupère. Je les mets ici en quarantaine, le temps que les colonies redémarrent correctement et soient suffisamment fortes pour être ensuite mises en production ou pour être distribuées aux apiculteurs dans le cadre de Bee Together. Le nombre de colonies, comme le nombre de moutons sur les sites, est géré pour ne pas saturer l’environnement et pour ne pas créer de compétition avec la biodiversité locale.
OR - Donc pour simplifier et résumer le lien entre ces 3 activités : tu récupères les essaims d’abeilles (ou de bourdons) via l’association Bee Buster en facturant tes interventions. Puis tu les places en partie sur les parcs photovoltaïques pour les remettre sur pied. Ensuite, via l’association Bee Together, tu les proposes à des apiculteurs qui en font la demande en leur faisant signer un contrat d’engagement reprenant des pratiques apicoles responsables à respecter. Et l’achat de ruchettes, mini-plus et de l’équipement de capture des essaims est permis grâce à l’argent récupéré par les interventions facturées dans Bee Buster. J’ai tout bon ?
YS - Oui, globalement c’est ça !
OR - On est vraiment dans un système faisant appel à une dimension collective pour aider abeilles et apiculteurs. Mais pour aider la filière apicole ne devrait-on pas également intégrer les phases de production et de commercialisation des produits de la ruche, tant dans le conseil que dans la pratique ?
YS - Si, tout à fait. C’est d’ailleurs pour cela que je travaille également à la construction d’une miellerie coopérative qui répond aux normes sanitaires de l’AFSCA, afin d’aider les apiculteurs n’ayant pas les moyens de s’équiper en intégralité par eux-mêmes.
OR - Cette miellerie coopérative est-elle déjà en activité ? Peux-tu nous en dire un peu plus ?
YS - Non elle n’est pas encore en marche, mais nous avons obtenu cette année le permis d’urbanisme et la miellerie devrait être en service courant 2023.
Elle est construite selon les normes sanitaires et alimentaires mises en vigueur par l’AFSCA car son objectif n’est pas seulement de permettre l’extraction et la mise en pot de miel, mais également de permettre, pour ceux qui le souhaitent, de produire des produits transformés réalisés à partir de miel.
La mission de cette miellerie coopérative est véritablement d’aider à l’installation professionnelle des apiculteurs mais d’une manière coopérative, afin de limiter les frais d’installation qui peuvent rapidement devenir un frein majeur. Le miel extrait pourra être soit récupéré par l’apiculteur et mis en pots sous son identité propre, soit mutualisé sous une marque coopérative. Cela permettra le développement d’un réseau standardisé de distribution de miel avec comme avantage pour les apiculteurs, la garantie de l’écoulement de ses stocks de manière locale, organisée et gérée par la coopérative et pour le consommateur, la certitude d’un miel local.
Concernant la partie technique de la miellerie elle-même, elle va répondre aux normes des bâtiments à basse consommation d’énergie puisqu’elle sera équipée d’un système d’alimentation électrique par panneaux solaires.
D’autre part, ayant moi-même souffert de handicap physique à une époque à cause de ma maladie, j’ai voulu rendre ce bâtiment accessible à tous. Il sera donc équipé d’adaptations et d’accès pour personnes handicapés.
OR - Une bien belle initiative ! Mais je pense aussi à certains petits apiculteurs, assez isolés géographiquement, qui pourraient être limités d’une part par la distance à la miellerie et la logistique de déplacer leurs hausses jusque-là, et d’autre part par l’envolée des coûts de transport que l’on connait. Penses-tu que la miellerie pourrait rester attractive pour eux ?
YS - J’y ai bien pensé et la solution qui m’est venue est la possibilité de location d’une miellerie mobile pour permettre à de petits apiculteurs, de loisir notamment, d’avoir tout le nécessaire sans investir dans du matériel coûteux.
Pour cette miellerie mobile, j’ai utilisé une remorque fermée de 2 m sur 4 m qui contient tout le matériel de base permettant l’extraction du miel : un extracteur électrique, des tables en inox et une petite désoperculatrice. Le tout sera, là encore, alimenté par des panneaux solaires sur le toit de la remorque avec un petit générateur en appui.
OR - Tu as donc pour idée de répondre aux besoins d’une grande diversité de profils apicoles pour aider la filière. Un grand merci pour ton temps et pour ton enthousiasme contagieux et ta persévérance à solutionner de nombreux freins pour les apiculteurs wallons.