Vagues de chaleur et conséquences pour les pollinisateurs

Orianne ROLLIN

Après les étés historiquement chauds et secs des années 2018 et 2022, c’est l’été 2023 qui s’annonce encore une fois au-dessus des normales de saison notamment dans le nord de l’Europe. Faisons le point sur l’impact de ces pics de chaleur sur nos amis à 4 ailes.

Changement climatique et vagues de chaleur

Quand on parle de réchauffement climatique, on comprend en premier lieu augmentations progressives des températures globales (> 1,5 à 3 °C) comme le modélisent les différents scénarios climatiques proposés et qui supposent un temps possible permettant aux espèces de s’acclimater à ces changements. Or, réchauffement climatique rime également avec évènements extrêmes tels que tempêtes, inondations, pluies violentes mais aussi vagues de chaleur et de sécheresse (Fig.1) dont l’augmentation de la fréquence et de l’intensité laisse peu de temps aux espèces pour s’adapter [1].

Fig. 1 : Anomalies mensuelles moyennes mondiales (A) et européennes (B) de la température de l’air en surface observées entre 1980 et 2022.
(C) Tiré de Copernicus Climate Change Service/ECMWF

Bien que les animaux et les plantes aient développé au cours de leur évolution des mécanismes leur permettant de faire face aux modifications de températures [2], la répétition et la brutalité croissantes des épisodes de chaleurs extrêmes repoussent les limites de certains organismes avec un impact négatif sur leur survie et leur performance. Or, de nombreux impacts écologiques sur les pollinisateurs et les plantes sont causés par ces épisodes extrêmes plutôt que par un processus de réchauffement progressif [3] avec des effets en cascade sur le fonctionnement et le maintien des écosystèmes et sur les cultures et leurs rendements [4] (Fig.2).

Fig. 2 : Impacts du changement climatique (graduel et des phénomènes météorologiques extrêmes) sur les insectes pollinisateurs.

Effets sur la physiologie

Les évènements extrêmes laissent peu de temps aux espèces pour s’adapter et entraînent des perturbations physiologiques profondes et souvent irréversibles sur leur reproduction, leur développement, leur productivité et leur survie [5].

Chez les plantes à fleurs, les épisodes de chaleurs intenses réduisent la photosynthèse ainsi que la production et l’acheminement des nutriments, impactant la composition et la qualité des nutriments présents dans les récompenses florales. De fortes températures peuvent également réduire le nombre de fleurs produites et la durée de la floraison. Les fleurs peuvent également présenter des anomalies structurelles, avec des déformations des pétales et des modifications de la taille, de la longueur et du nombre d’étamines limitant la production du nombre de grains de pollen [6]. L’augmentation des températures et des sécheresses limitent également l’investissement de la plante dans la production de nectar et de pollen, et altèrent la concentration en sucres, en acides aminé et des autres nutriments présents dans le nectar et le pollen, ce qui peut rendre les abeilles moins résistantes à d’autres facteurs de stress (ex. maladies) [7].

Chez les abeilles, un fort stress thermique peut entrainer des changements physiologiques tels qu’une modification de la taille du corps (individus plus petits) et des malformations d’organes essentiels à une pollinisation efficace (par exemple, la langue, les ailes, les pattes et les scopa) [8]. Une baisse de la fertilité des mâles a également été mise en évidence chez les bourdons, affectant la production de couvain et le développement de la colonie [9].
La sensibilité à la chaleur dépend également du stade de développement des individus, les larves étant plus sensibles que les pupes [10]. Les abeilles solitaires, notamment celles nichant dans des cavités, montrent une plus faible résistance à la chaleur que les abeilles sociales (per ex. abeilles mellifères, bourdons) ou les espèces terricoles (nichant dans le sol) [11]. La taille du corps (ainsi que d’autres caractéristiques intrinsèques aux espèces) peut également être responsable d’une plus grande tolérance à la chaleur, comme c’est le cas chez les bourdons Bombus terrestris et B.lucorum [12].

Effets sur la phénologie

En modifiant la période et la durée des étapes de développement des plantes à fleurs (reproduction et floraison) et des pollinisateurs (émergence et diapause), les chaleurs extrêmes peuvent menacer les relations mutualistes entre plantes et pollinisateurs, et notamment si un glissement s’opère entre la phénologie des plantes et celle de ses pollinisateurs [13].
La plupart des abeilles doivent subir une diapause larvaire, pré-nymphale ou adulte avant leur émergence, et les signaux de la levée de diapause et d’émergence sont largement régulés par la température et la photopériode [14] Un stress thermique peut donc faire varier cette période d’émergence, avec des effets variables d’une espèce à l’autre. Par exemple, certaines espèces terricoles nichant profondément dans le sol voient leur émergence s’avancer en cas de forte chaleur, alors que certaines Osmies (espèce nichant dans des tiges creuses ou cavités) ont une émergence retardée [15]. Les espèces de printemps, inféodées à des températures plus fraîches, semblent modifier plus rapidement leur phénologie que les abeilles sauvages d’été, nécessitant des températures d’émergence et d’activité plus élevées [16]. Mais des températures élevées peuvent aussi, chez d’autres espèces, tuer les larves ou interrompre la diapause et ainsi réduire les émergences et la taille de la population d’adultes [17].

Les plantes peuvent avoir une floraison retardée ou fortement réduite par de fortes chaleurs, ou dans d’autres cas, avoir une floraison trop précoce avec des récompenses florales produites avant que les pollinisateurs ne soient actifs.
Ces asynchronies phénologiques ont de graves conséquences pour les abeilles et leur santé, ainsi privées des ressources qui leurs sont nécessaires (ou de moindre qualité). Conséquences aussi pour les plantes qui, alors privées de leurs pollinisateurs (ou présents en quantité très limitée), ne peuvent effectuer une reproduction efficace [18]. Les espèces spécialistes présentant souvent des périodes d’activité et flores restreintes, sont potentiellement plus sensibles à ces modifications que les espèces sociales et généralistes comme l’abeille mellifère ou le bourdon terrestre. Par exemple, la Collète du lierre dépend exclusivement du lierre pour son alimentation et son cycle de développement. Ainsi, toute asynchronie avec sa floraison (normalement en août-septembre) la prive d’alimentation et peut lui être fatale.
L’asynchronie peut également toucher l’émergence des mâles et des femelles chez les abeilles sauvages solitaires. Ce décalage empêche (ou limite) les accouplements et pontes de l’année, avec une réduction des populations futures et un fort déséquilibre sexuel en faveur des mâles, seuls individus pouvant être produits sans fécondation (individus haploïdes) [19].

Effets sur le comportement

Les épisodes de chaleur extrême peuvent altérer le comportement de butinage des abeilles, celles-ci cherchant à limiter leur exposition. Certaines plantes et fleurs peuvent être délaissées au profit d’autres en raison de modifications morpho-anatomiques (structure florale altérée, nombre de fleurs) et/ou biochimiques (récompenses florales dégradées ou en moins grande quantité) jouant sur l’attractivité de la fleur [20].
Les rythmes circadiens des abeilles pour la recherche de nourriture peuvent également être modifiés. Elles vont préférer butiner plus tôt le matin et réduire leur activité globale pour limiter l’échauffement et le coût de leur thermorégulation lors du vol.

Le comportement de nidification de certaines espèces d’abeilles peut également être modifié par ces vagues de chaleur. Par exemple, l’Osmie rousse (Osmia bicornis) peut détecter des nids plus chauds et les éviter au profit de nids plus frais afin d’optimiser sa thermorégulation et d’améliorer la probabilité de survie de ses larves car celle-ci diminue avec l’augmentation de la température du nid [21].

Références
1. Copernicus. https://climate.copernicus.eu/.

2. Zhu, T., Fonseca de Lima, C. F.& De Smet, I. The heat is on  : how crop growth, development, and yield respond to high temperature. JOURNAL OF EXPERIMENTAL BOTANY 72, 7359–7373 (2021).

3. Wahid, A., Gelani, S., Ashraf, M. & Foolad, M. R. Heat tolerance in plants : An overview. Environmental and Experimental Botany 61, 199–223 (2007).

4. Walters, J., Zavalnitskaya, J., Isaacs, R. & Szendrei, Z. Heat of the moment : extreme heat poses a risk to bee–plant interactions and crop yields. Current Opinion in Insect Science 52, 100927 (2022).

5. Butt, N. et al. Cascading effects of climate extremes on vertebrate fauna through changes to low-latitude tree flowering and fruiting phenology. Global Change Biology 21, 3267–3277 (2015).

6. Settele, J., Bishop, J. & Potts, S. G. Climate change impacts on pollination. Nature Plants 2, 1–3 (2016).

7. Lohani, N., Singh, M. B. & Bhalla, P. L. High temperature susceptibility of sexual reproduction in crop plants. Journal of Experimental Botany 71, 555–568 (2020).

8. Vanderplanck, M. et al. Ensuring access to high-quality resources reduces the impacts of heat stress on bees. Scientific Reports 9, (2019).

9. Martinet, B. et al. Mating under climate change : Impact of simulated heatwaves on the reproduction of model pollinators. Functional Ecology 35, 739–752 (2021).

10. Ostap-Chec, M., Kierat, J., Kuszewska, K. & Woyciechowski, M. Red mason bee (Osmia bicornis) thermal preferences for nest sites and their effects on offspring survival. Apidologie 52, 707–719 (2021).

11. Zambra, E., Martinet, B., Brasero, N., Michez, D. & Rasmont, P. Hyperthermic stress resistance of bumblebee males : test case of Belgian species. Apidologie 51, 911–920 (2020).

12. Bartomeus, I. et al. Climate-associated phenological advances in bee pollinators and bee-pollinated plants. PNAS 108, 20645–20649 (2011).

13. Hayes, T. & López-Martínez, G. Resistance and survival to extreme heat shows circadian and sex-specific patterns in A cavity nesting bee. Current Research in Insect Science 1, 100020 (2021).