Dans son roman « Les abeilles grises » paru au début du mois de février, l’écrivain russophone ukrainien Andrei Kourkov évoque la guerre dans le Donbass dans laquelle s’affrontent les soldats ukrainiens et les séparatistes pro-russes depuis 2014.
Le texte prend évidemment aujourd’hui des accents très particuliers. Sergueïtch, l’un des protagonistes, est apiculteur et protège ses colonies des assauts de la guerre, au point même de partir pour une aventureuse transhumance loin du conflit. Le roman nous rappelle que le feu couve depuis longtemps dans la région et témoigne du fait que l’apiculture tient une grande place en Ukraine. Jusqu’en 2014, c’est vers la Russie que l’Ukraine exportait sa production de miel. Depuis la révolution de Maïdan et la destitution du
président pro-russe Viktor Ianoukovytch, les gouvernements ukrainiens successifs ont entamé un rapprochement politique et commercial avec les états occidentaux.
Les exportateurs ukrainiens ont transféré le marché du miel vers la Pologne, l’Allemagne, la Belgique et les États-Unis. L’an dernier, l’Ukraine exportait vers l’Union européenne environ 30 % de miel, prenant le pas sur la Chine (environ 20 % ). Officiellement, « l’Association ukrainienne des exportateurs et transformateurs de miel » (UAHEP - http://uahep.com.ua/en/home/) affiche l’objectif de « protéger les intérêts de l’industrie ukrainienne du miel » et de « coordonner la politique d’exportation afin d’élargir les marchés de vente du produit fini ». En réalité, l’UAHEP défend les intérêts de ses 11 membres, des grosses compagnies qui détiennent le monopole des ventes à l’exportation. Ce monopole négocié au niveau de l’état leur a permis de faire la pluie et le beau temps en imposant des prix très bas aux apiculteurs producteurs. Tetyana Vasylkivska, dirigeante de l’association « Union de la fraternité des apiculteurs d’Ukraine » (https://www.honeyua.com/med-mayе-staty-vizytiv-koyu-ukrayiny.html) dénonce « un système législatif inadapté » qui conduit à une stagnation de la filière apicole ukrainienne et un appauvrissement des quelques 400.000 apiculteurs producteurs. 30 % des apiculteurs ukrainiens ont plus de 200 ruches. Les
autres sont de petits apiculteurs. Les principaux miels monofloraux produits sont liés aux grandes cultures qui caractérisent l’Ukraine : le tournesol (dominant dans le sud et l’est du pays), le sarrasin (le centre et l’ouest) et le colza. Viennent ensuite les miels de tilleul et d’acacia et le miel polyfloral des prairies du sud et des régions de Kharkiv, Soumy et Poltava, hélas sous les bombes aujourd’hui.
Dans l’Ukraine d’avant 2022, la réalité, c’était une économie parallèle, des apiculteurs non enregistrés pour ne pas payer d’impôts. Selon Tetyana Vasylkivska, près de 98 % du miel était produit « en privé ». Dans ce pays de grandes cultures, les apiculteurs ne tiraient pratiquement aucun revenu des services de pollinisation. L’iniquité profonde du système permettait à une poignée d’exportateurs bien organisés de bénéficier d’un marché florissant au détriment de la majorité des producteurs sous-payés. La guerre a rebattu les cartes.
Le peuple ukrainien a hélas aujourd’hui des priorités vitales. Apiculteurs et exportateurs connaissent un même terrible chaos. Sur le plan économique global, on s’attend à un bouleversement du marché du miel.
Le robinet du miel ukrainien ne coule plus vers l’Union européenne. Il est probable que de nouveaux marchés vont s’ouvrir, profitant de la brèche : le Vietnam ? l’Argentine, l’Inde ? La qualité des miels d’importation risque de ne pas s’améliorer avec ce changement de flux commercial annoncé.
A part dans cet éditorial, vous ne trouvez aucune autre mention de l’actualité politique dans ce numéro. Nous nous concentrons sur la connaissance des abeilles qui fonde, nous en sommes persuadés, de meilleures pratiques. Bien comprendre pour bien élever : un leitmotiv ! Nous soulignons, par exemple, l’importance de suivre scrupuleusement les recommandations liées à l’usage des acides organiques dans
les plans de lutte contre varroa. La survie des colonies est en jeu ! Leur immunité dépend aussi, bien souvent, des pratiques apicoles. Une meilleure connaissance de varroa et de vespa velutina devrait permettre d’être mieux armé face à ces deux fléaux des ruches. Croisons les doigts.
Pour l’heure, je souhaite de tout cœur que la paix revienne aux portes de l’Europe mais aussi partout dans ce monde. Bien d’autres régions sont encore en conflit en 2022 et passent souvent sous les radars des médias occidentaux : l’Érythrée, la Syrie, la Birmanie, le Yémen, l’Afghanistan... Beaucoup sont aussi des
pays d’abeilles et d’apiculteurs. Je terminerai par ces phrases extraites d’une autre histoire racontée par l’allemand Norbert Scheuer. Comme un écho au drame actuel, il évoque un apiculteur pendant la seconde guerre mondiale dans son roman « Les abeilles d’hiver » paru chez Actes Sud en janvier 2021. Je lui laisse les mots de la fin :
« Le bruit des attaques ne semble pas déranger les abeilles ; elles vivent dans un monde différent, apparemment pacifique, et ne s’intéressent pas à la guerre. Elles rentrent de leurs vols de butinage chargées de pollen blanc, de chardons, de lis, de conifères et de camomilles provenant des prairies et des jardins environnants. Elles butinent comme si elles savaient qu’un hiver très froid les attend. »